Le Chant des sorcières tome 2
volé ma mémoire.
Prenant son courage à deux mains, Albrante n'avait eu d'autre possibilité que de rétablir la vérité. Jeanne s'était calmée. Pas de sorcière. Mais une vie à reconstruire. Par ses propres moyens. La seule chose encourageante était qu'elle avait repris l'aiguille, avait froncé le nez sur la maladresse de ses anciens ouvrages, les avait jetés dans la cheminée et s'était attelée à un nouveau avec une finesse de travail qui tendait à prouver qu'une partie au moins de son cerveau avait récupéré.
Il faut du temps, se répéta Albrante en se remettant debout, les genoux endoloris d'être restés pliés. Comme une jouvencelle, Jeanne pressait les mains sur son cœur, attachée au souvenir de cette innocente étreinte qui constituait toute son identité.
Albrante allait s'effacer lorsque Jeanne se redressa brusquement, rattrapée par l'anxiété.
— Plusieurs années. Je suis ici depuis plusieurs années. Pourtant il m'aime toujours, n'est-ce pas ?
À quelques pas du lit, Albrante hocha la tête, confiante.
— Oui, il vous aime.
— Alors pourquoi ne vient-il pas ?
— C'est trop tôt. Il ne faut rien brusquer. Avant que sœur Albrante ait pu l'anticiper, Jeanne avait bondi. Elle s'accrocha des deux mains à ses avant-bras et planta un regard suppliant dans le sien.
— Je vous en prie, ma sœur. J'ai besoin de le voir. Je suis sûre que s'il me serre contre lui, tout me reviendra. Oui j'en suis sûre.
L'étau de ses mains était tel qu'Albrante sentit les ongles pourtant courts piquer sa peau sous l'étoffe de ses manches.
— Je ne crois pas que ce soit une bonne idée.
La désespérance de son regard faucha Albrante. Pouvait-elle être certaine de ce qu'elle affirmait ? Elle s'adoucit.
— Donnez-vous une semaine encore, Jeanne. Ensuite je vous le promets, quoi qu'il advienne je l'enverrai chercher.
22
L'après-midi s'étirait mollement sur la terrasse des appartements de Djem. À l'exemple de ses femmes qui, sous un dais, à l'écart d'eux, partageaient quelque jeu en riant, et refusant le faudesteuil qu'on avait avancé pour elle, Philippine s'était assise à l'ombre, à même le tapis luxuriant posé sur les dalles. Comme une fleur en corolle au milieu de ces hommes, Turcs ou Francs, qui constituaient désormais le cercle des proches de Djem. D'emblée elle y avait trouvé sa place et s'y sentait bien. Malgré les œillades possessives de Philibert de Montoison. Malgré les allusions de Louis au mérite du chevalier et le rire parfois gras de ses amis. La prestance du Turc les éclipsait tous. Refusant de rien laisser paraître de ses sentiments, Djem s'accordait à ce jeu mais relevait toute phrase d'un trait d'esprit, parfois d'un vers. La moindre allusion était pertinente, chaque digression bienvenue. Derrière eux, placés en arc de cercle, au rythme lent de la musique que le vieil aveugle jouait, des esclaves agitaient un éventail tressé de feuilles de palmier pour alléger la touffeur moite de l'air. Malgré cela Philippine avait le feu aux joues chaque fois qu'elle posait, par négligence ou volupté, ses yeux sur les mains soignées du prince. Lors, pour donner le change, elle portait à ses lèvres un peu du thé amer dont on les abreuvait.
Les conversations n'avaient été, jusque-là, que banales. Il semblait évident que cette rencontre n'avait d'autre but que de la forcer à supporter la présence de Philibert. Pour se venger de cette coalition, elle lui coupait l'herbe sous le pied. Chaque fois qu'il ébauchait un semblant de phrase, elle s'amusait à changer de sujet, s'imposant finement dans la conversation.
Djem prenait grand plaisir à la voir moucher son ennemi. Plus les heures passaient, plus elle lui paraissait délicieuse et farouche, impertinente et attentive. Passant d'une facette de sa personnalité à l'autre avec une légèreté qui dénotait une intelligence vive dans la plus exquise des beautés.
Pour l'heure, il semblait que Philibert de Montoison en eût assez. Après avoir glissé quelques mots à l'oreille de Louis assis à ses côtés, ils se levèrent tous deux d'un même élan et le jeune seigneur de Sassenage s'inclina avec déférence devant leur hôte.
— Permettez, prince Djem, que nous vous enlevions Hélène quelques minutes. Le chevalier ci-présent souhaite l'entretenir en privé et je n'ai aucune objection à lui opposer, sinon la vôtre.
Si cela lui déplut fortement, Djem n'avait pas de véritable
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