Le Chant des sorcières tome 3

tétanisées.
    — Je regrette de devoir vous imposer cette cadence, ma douce, mais…
    — Chuuuut, le coupa-t-elle en posant un doigt sur ses lèvres.
    Elle l'ôta aussitôt, honteuse de ses ongles mutilés, rongés jusqu'à la chair. Se drapa d'un sourire tendre.
    — Sans votre courage, à cette heure je serais épousée. Ne regrettez rien mon amour. Non, ne regrettez rien.
    Il l'attira contre lui, la repoussa aussitôt. Du monde circulait sur la route qui pouvait les surprendre et s'indigner de l'étreinte de deux hommes. Philippine fit le même calcul. Dans cette tenue, elle ne pouvait se permettre de frivolité. L'un et l'autre, sans se concerter mais pressés pareillement d'un peu d'intimité, enveloppèrent du regard le paysage vallonné.
    — Allons par là, l'enleva Philippine en désignant, légèrement en amont, un bosquet touffu cerné d'arbres d'un côté, de rocs de l'autre. Djem adressa un signe à Nassouh qui venait d'attacher les chevaux à une racine d'ormeau mort, à l'ombre d'un bloc de granite, puis allongea de nouveau son pas aux côtés de son aimée.
    — N'aurait-il pas été plus judicieux de partir vers l'ouest ? Personne n'y aurait songé, laissa échapper Philippine que cette question tourmentait depuis que Djem l'avait assurée qu'on les poursuivrait jusque chez le duc.
    — Nous aurions eu quelque répit sans aucun doute, mais il aurait été plus traître encore. Vous avez bien remarqué le regard des gens que nous croisons. La couleur de ma peau me distingue sous ces vêtements anodins. Mon accent aussi. Les espions de Bayezid sillonnent la contrée, ma tête est mise à prix. Où que nous allions, il se trouverait toujours quelqu'un pour nous vendre. Croyez-moi, Hélène, votre père et moi avons longuement pesé nos chances de réussir. Elles tiennent en un seul facteur. La vitesse.
    Il l'aida d'une main à gravir la volée de rochers. Derrière s'ouvrait un cercle d'herbe au milieu des noisetiers et de jeunes ormeaux. Ils s'y assirent, côte à côte, les yeux dans les yeux. Il leva une main soignée, longue et fine, caressa d'un doigt l'ovale du visage, le dessin des lèvres.
    — J'ai tant rêvé de ce moment, murmura-t-il avant de l'attirer jusqu'aux siennes et de la coucher sous lui dans cet écrin que la verdure leur offrait.
    Lorsqu'il s'écarta enfin pour lui laisser reprendre souffle, ils brûlaient d'un même désir. Il se contenta pourtant de replacer une mèche de cheveux, qu'en roulant à côté d'eux le chapeau de Philippine avait arrachée du chignon.
    — Dors, mon amour, je veille, murmura-t-il en prenant appui de son oreille dans sa paume.
    Fourbue autant de sa chevauchée que de l'angoisse qui l'avait rongée jusqu'à leur échappée, elle n'eut qu'à baisser les paupières pour sombrer.
    *
    L'incongruité de la présence d'une femme en l'antique bibliothèque d'Istanbul bouleversait, malgré ses efforts, les traits de son gardien. Refusant de regarder Mounia, il frottait l'une dans l'autre les paumes de ses mains tout en répondant à la question de son monarque quant à l'origine du livre ouvert devant eux sur un lutrin et de deux autres de même facture, posés sur l'épaisse table de travail.
    — Nombre de textes ou de cartes anciennes archivés ici proviennent de la grande bibliothèque d'Alexandrie. Achetés à prix d'or peu après l'incendie qui la détruisit, les ouvrages sauvés des flammes firent l'objet d'un important trafic. D'autres furent copiés du temps de sa splendeur. Celui-ci est fort précieux. À ma connaissance, il n'en existe plus d'autre de par le monde.
    — Bien, laisse-nous à présent, le remercia Bayezid.
    L'homme, de petite taille, au teint gris, se retira en trottinant telle une souris qui aurait creusé son nid dans l'épaisseur des pages. De fait, le lieu, éclairé de fenêtres basses pour éviter les rais du soleil, révélait des murs et des couloirs entiers de rayonnages. Mounia n'avait encore rien vu de semblable et se sentait bien petite dans ce sanctuaire aussi silencieux qu'une tombe.
    — Mon père Mehmed II aimait cet endroit. La première chose qu'il fit après avoir conquis la ville fut de vérifier que rien ici n'avait été détruit ou pillé. Mustapha est né dans ces murs et en connaît chaque recoin. De plus, il m'est entièrement dévoué comme il l'était à mon père. Ce matin, je lui ai demandé si quelque part se trouvait la trace d'une civilisation égyptienne prédynastique. Il a longuement