Le Chant des sorcières tome 3
monture se demanda combien d'avance ces chiens-là possédaient.
*
Debout sur la terrasse en mosaïque au sommet de la tour est du palais royal, Mounia dominait les toits de la ville d'Istanbul. Les deux mains appuyées sur la balustrade de marbre blanc, voilée d'un vert d'eau de la tête aux pieds, elle suivit un vol d'oies qui filait vers le Bosphore, long serpent miroitant bordé de bosquets, sur lequel glissaient felouques et chebeks. Derrière elle, par-delà la porte cintrée drapée de rideaux de mousseline pourpre, dans la chambre, trois esclaves s'activaient à refaire le lit. Le parfum des pétales de rose répandus en jonchée flottait jusqu'à Mounia pour se mêler à ceux du palais, créant un subtil mélange de fleurs et d'épices.
Indifférente au manège des servantes et à la beauté du lieu tant de fois convoité puis assiégé, l'Égyptienne réfléchissait. Avec la froideur que le massacre des siens lui avait léguée.
Convaincre le sultan Bayezid avait été, somme toute, facile. L'avidité des hommes, et plus encore des rois, quelle que soit leur race, faisait d'eux sans faillir des conquérants. L'histoire des Hautes Terres, celle de son père, bien que tronquée du rôle de l'enfant qu'elle portait et de la découverte du mastaba, si elle ressemblait aux contes de Schéhérazade, avait suffisamment d'accent de vérité pour s'imposer comme telle. Bayezid l'avait écoutée longuement sitôt le départ d'Hugues de Luirieux, après l'avoir menée dans un jardin bruissant du doux murmure de six fontaines. Était-ce la haine que lui avait inspirée le chevalier ou le regard de Bayezid sur elle ? Mounia ignorait ce qui l'avait décidée à parler. Elle avait seulement fait son choix une fois de plus. Se laisser mourir de chagrin dans le feutre du harem ou s'imposer et prendre sa revanche. Asseoir l'héritage de son père comme but ultime. Elle le devait aux siens. Elle le devait à son fils.
Elle s'était offerte au sultan dans cette même chambre où, depuis une semaine, il la gardait pour lui. Bien qu'elle soit toujours officiellement pour Bayezid l'épouse de son frère Djem, Mounia savait qu'il était épris d'elle. Sans doute l'avait-il été au premier regard. Elle n'avait eu qu'à jouir de lui. Ou du moins le laisser croire, car son corps ne ressentait plus rien. Révélé par Enguerrand, il s'était éteint avec lui. Mounia n'imaginait pas que cela change un jour. C'était aussi bien ainsi. Garantissait sa lucidité. Son objectif. Affermissait sa détermination face, elle s'en doutait, aux pièges que lui tendrait la première épouse du sultan dès lors qu'elle se verrait menacée. Pour l'heure, Bayezid ne l'avait pas encore présentée.
Il était sorti à l'aube, l'embrassant éperdument sur le pas de la porte, lui promettant de la surprendre à son retour. « Un bijou de plus sans doute », s'était dit Mounia en refermant le battant. Il la couvrait de présents. D'or, de diamants, de soies, de bibelots précieux, et même d'une boîte à musique qu'il avait prise dans le trésor de son père. Preuve s'il en était que Mounia avait déjà trouvé sa place. Ce n'était pas celle dont elle avait rêvé. Elle aurait volontiers échangé tout ce faste contre une nuit, une seule, dans la pinnettu de Catarina. Elle n'oublierait jamais, mais elle n'avait plus le choix. Cette page de sa vie devait être tournée.
Le léger claquement de la porte derrière elle lui indiqua que les esclaves avaient quitté les lieux. Mounia fixa l'azur qu'aucun nuage ne venait obscurcir. Elle n'avait pas eu le temps, avalée par la rapidité des événements et par l'angoisse ensuite pour Enguerrand sur le navire, de revenir sur leur découverte, à l'intérieur de la sépulture du Géant. C'était trop incroyable à la vérité et c'était sans doute ce qui les avait perdus. Encore sous le choc de cette révélation, ils n'avaient pas eu l'esprit assez clair pour anticiper l'attaque. Elle chassa cette pensée en serrant les mâchoires. Elle ne voulait plus ressasser cette scène. Ses cauchemars, la nuit, s'en chargeaient bien assez.
Combien de temps faudrait-il à Bayezid pour la laisser retourner en Égypte ? Fouillant discrètement dans les affaires de Luirieux, elle avait retrouvé le flacon pyramide, sans doute récupéré sur Houchang alors qu'elle était inconsciente. Elle avait attendu le dernier moment, alors qu'il discutait avec le capitaine, pour descendre en soute et le reprendre. Hugues de
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