Le Chant des sorcières tome 3
Durant dix années, elle s'était convaincue d'avoir gagné, jusqu'à cette nuit du 21 mars 1478.
Lorsque la cheminée pivota sur elle-même et que Marthe surgit du gouffre béant et puant de moisissure, le souffle manqua à Jeanne. Ruisselante de sueur animale, les doigts crispés sur le manche du poignard, elle avait attendu que Marthe s'approche du berceau pour s'interposer courageusement.
— Vous n'irez pas plus loin, Marthe !
Surprise par son audace, Marthe s'était immobilisée.
— Vous voici bien plus farouche que je ne l'aurais cru, Jeanne. Mais c'est inutile. Vous ne pouvez rien contre moi.
— Vous vous trompez, je sais qui vous êtes.
Ramenant son autre main à hauteur de son cou, elle longea la chaînette et brandit la croix qui y était accrochée.
— Vade retro Satanas ! clama-t-elle haut et fort.
Marthe se mit à rire.
— Pauvre idiote ! Même ton diable fuirait devant moi. Allons, écarte-toi. Je viens juste m'assurer que ta fille est bien celle que j'attends. Je ne lui ferai aucun mal et à toi non plus.
— Vous mentez. Vous voulez l'enfant. L'enfant velu. Mais je sais le moyen de vous en empêcher.
Marthe sursauta.
— Comment…
Elle pinça ses narines et soudain, Jeanne perdit tout contrôle. Sa main lâcha l'arme. Le bruit fit ouvrir les yeux de Philippine.
— Maman ? s'effraya-t-elle de sa silhouette en contre-jour.
Jeanne voulut répondre mais aucun son ne franchit ses lèvres. Alors Philippine hurla. Marthe recula jusqu'au passage. Il se referma sur elle comme la lumière d'une chandelle trouait l'obscurité. Jeanne recouvra ses esprits devant la servante qui s'était précipitée. Elle refusa d'inquiéter Jacques. Elle n'avait pas de preuves. Malgré ses efforts, la cheminée refusa de lui livrer son secret. La seule chose qu'elle entreprit fut d'isoler Philippine au dernier étage d'une tourelle dont elle s'assura que les parois étaient pleines. Philippine n'y trouva rien à redire, au contraire. Elle allait sur ses dix ans et aspirait à un appartement pour elle seule et sa chambrière. Rassurée par la présence de cette dernière qui chaque soir barrait l'huis, Jeanne aurait dû recouvrer le sommeil. Il n'en fut rien. Harassantes, des visions cauchemardesques continuaient de l'assaillir, jusqu'à ce qu'une, différente des autres, lui parvienne. Un songe dans lequel cette fois, elle avait, elle, Jeanne de Commiers, un rôle à jouer pour sauver les siens. C'était pour cette raison qu'elle s'était pressée dès le lendemain à l'abbaye de Saint-Just, malgré la certitude que Marthe guettait la première occasion. Elle avait confiance en l'eau bénite qu'elle avait attachée à son cou autant qu'en son escorte pour la protéger. Ni l'une ni l'autre n'avaient rien pu empêcher et, contre toute attente, sœur Albrante avait rendu à Philippine le prénom d'Hélène. Jeanne n'avait donc plus le choix.
Ce jourd'hui, 16 juin 1484, elle devait reparaître pour sauver les siens.
« Allons, se dit-elle en prenant fermement en main l'anse du bougeoir. Il n'est pas trop tard encore si tu en crois les confidences de sœur Albrante concernant Philippine. L'heure est venue d'informer Jacques et Sidonie de ce que tu sais. L'heure est venue de vérifier si ta vision d'autrefois est vérité. »
Sans plus attendre, elle tira vers elle la lourde porte cintrée qui l'avait isolée toutes ces années du monde extérieur et se glissa sur le palier obscur. Déterminée, elle rabattit le capuchon de son mantel sur son visage et descendit silencieusement l'escalier.
Marthe était fébrile. Les révélations de Philippine sur les étonnants pouvoirs de ces fioles pyramidales l'avaient immédiatement ramenée à l'histoire des Hautes Terres. Comme Mélusine, elle savait que flacons et table de verre avaient été volés et que seule la porte d'Avalon permettait d'atteindre encore la cité blanche. Que sa mère Présine ait retrouvé les premiers et se soit servie de leur contenu pour sauver Algonde l'agaçait. D'une part, parce que l'élixir de vie avait forcément contrecarré les effets maléfiques de la potion qu'elle lui avait fait ingurgiter, et qu'en conséquence Algonde résisterait à son influence. D'autre part, parce qu'elle connaissait assez bien sa mère pour comprendre que ces reliques revêtaient pour elle une importance capitale. Restait à savoir pourquoi. Marthe ne doutait pas de le découvrir. Le fait de savoir que sa mère se dissimulait sous le masque
Weitere Kostenlose Bücher