Le Chant des sorcières tome 3
de la sorcière de Sassenage était tout aussi précieux. C'est souvent ce que l'on a sous les yeux que l'on remarque le moins. Elle devait lui reconnaître là une grande habileté, car, à dire vrai, Marthe s'était laissé duper. Pas une fois elle n'avait perçu son aura féerique. Preuve encore que sa mère avait peaufiné ses pouvoirs magiques. Elle était donc plus dangereuse et sournoise qu'elle ne l'avait pensé. Qu'importe ! Marthe possédait à présent un avantage. Celui d'être avertie des résistances qu'on lui opposerait. Philippine lui avait assuré qu'un des flacons pyramides se trouvait à Saint-Just-de-Claix, dans l'antre de sœur Albrante. Marthe comprenait mieux pourquoi Jeanne de Commiers avait survécu et, si elle en croyait le courrier qu'elle interceptait, avait depuis peu recouvré la mémoire. De toute évidence, la moniale lui avait administré l'élixir des Anciens.
— Pauvres mortels, soupira-t-elle en actionnant le mécanisme qui faisait pivoter le fond de la cheminée de sa chambre, autrefois celle des filles de Jeanne.
Ne pouvaient-ils demeurer à leur place ? Fats et insignifiants ? Elle s'engouffra dans l'escalier aux relents putrides. Non. Somme toute c'était bien ainsi. Qu'ils se rebellent, enragent, se dressent et la bravent. C'était la seule distraction que ce monde détestable lui offrait.
Baignée par l'ombre de l'imposant donjon carré, Jeanne rasa la façade du corps de logis rectangulaire pour gagner la chapelle. Longuement, en 1478, la nuit qui avait précédé son agression, après avoir vu en songe s'ouvrir le gisant d'une dame le front ceint d'une couronne et les mains de pierre croisées sur la poitrine, elle s'était demandé d'où elle la connaissait. Au matin la réponse lui était venue. L'abbaye de Notre-Dame-des-Anges à Saint-Just-de-Claix. La reine Béatrix de Hongrie. Une légende racontait que de nombreux souterrains partaient de l'ancienne maison forte royale et permettaient de rallier les châteaux de Rochechinard, de la Bâtie et de Saint-Laurent-en-Royans. Beaucoup les avaient cherchés. Aucun ne les avait trouvés. Le pays ne craignant plus les invasions, ces passages étaient tombés dans l'oubli jusqu'à disparaître. Lors de la rénovation de la Bâtie, Jacques en avait mis quelques-uns au jour, mais il ne s'était guère aventuré dans ces boyaux qu'il avait craints peu stables voire comblés. Sans nécessité, l'homme perd de sa témérité, avait-il conclu en haussant les épaules. Devant l'huis découvert, il avait fait tendre une tapisserie d'Aubusson. Une dame à la licorne. Somptueuse parure d'une salle de musique.
Jeanne ne douta pas un instant de parvenir à se guider. Son rêve prémonitoire dansait devant ses yeux comme une étoile de berger. Elle se sentait capable de vaincre tous les dangers. Elle passerait sous la montagne et regagnerait ses terres. Là, elle retrouverait Jacques. Sans doute couché auprès de Sidonie, songea-t-elle en contournant le chœur. Un pincement dans la poitrine. Elle le chassa en balayant son bougeoir au-dessus du tombeau dissimulé sous une des dalles du sol. Elle chercha l'ergot qui faisait basculer la trappe. L'enfonça en se disant qu'il y avait plus important que jalouser sa cousine, et entreprit de descendre la volée de marches qui, en place d'un cercueil, s'ouvrit dans le vide du caveau.
Marthe n'avait pas besoin de torche pour se guider. Sa vision nocturne était parfaite. Quant aux différents boyaux qui sillonnaient les sous-sols, elle avait eu plus de temps qu'il n'en fallait pour les visiter tous, en découvrir les pièges et les sorties. Aucun des châteaux alentour n'avait de secret pour elle. Elle avança le pied sûr. À la première intersection, sous cette voûte de granite qui suintait de fines gouttelettes le long des franges sculptées par le temps, elle obliqua vers la droite en direction de Saint-Just-de-Claix, chassant du bout de son soulier un gros rat crevé en travers du passage étroit et irrégulier.
Au fil des pas, concentrée sur sa marche, Jeanne finit par perdre la notion du temps écoulé. Une lieue et demie séparait l'abbaye de son castel de la Bâtie. Une fois quittée la petite crypte où reposait la reine Béatrix dans son cercueil de pierre, le souterrain était devenu étroit, à peine plus haut qu'elle, sinueux parfois, putride au point qu'elle tenait à présent un mouchoir sous ses narines pour filtrer l'air vicié, mais sans aucune
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