Le Chant des sorcières tome 3
sincèrement, en soit responsable. La vérité était ailleurs, elle en était persuadée sans parvenir à la saisir encore.
La veille, peu de temps après qu'elle s'était couchée, tandis qu'elle cherchait un hypothétique sommeil, une vision l'avait prise, comme autrefois. Elle en était sortie le souffle court, glacée jusqu'à la moelle, terrorisée. Lors, ce qui lui manquait encore de souvenirs l'avait recouverte telle une déferlante gigantesque naufrageant tout sur son passage. Sa première réaction avait été de se recroqueviller sur sa couche, emprisonnant un oreiller entre ses coudes pour s'y cacher le visage. Ne plus voir la face immonde du diable penché sur elle, ne plus respirer l'odeur du sang et de la charogne. Puis, peu à peu, elle s'était apaisée. Rallumant la chandelle, elle avait réchauffé ses mains à la chaleur frêle de sa flamme, rassurée de sa lumière. Guérir totalement passait par revivre ce qui avait précédé son agonie. Calée contre la tête de lit sous le Christ en croix qui la protégeait depuis six années, les genoux emprisonnés dans ses mains, la couverture tirée jusqu'au menton, elle s'était préparée à remettre de l'ordre dans sa tête.
1478. Nuit du solstice de printemps. Elle venait d'embrasser ses enfants, les filles d'un côté, les garçons de l'autre. Un feu vif nourrissait de chaleur leurs chambres respectives. Embrumés déjà par le sommeil, ils avaient à peine répondu à son baiser. Elle avait refermé l'huis. S'était dirigée vers ses appartements où la petite Claudine née quatre mois plus tôt dormait dans son berceau au pied de leur couche. Jacques ne tarderait plus à la rejoindre. Plantée devant la croisée à meneaux qu'un clair de lune inondait, elle s'était amusée du jeu d'une chouette en contre-jour. Avant de cristalliser son regard dans le parc. Une silhouette venait de s'y matérialiser. Le faciès inondé de clarté blafarde, elle avait levé les yeux vers la fenêtre de ses filles. Marthe. La fidèle compagne de Sidonie. Le sang de Jeanne s'était glacé. Jusqu'à cette nuit-là, elle avait cru que son instinct la trompait, que cette femme dont la présence l'inquiétait lorsqu'elle se rendait à Sassenage n'avait en commun avec la ventrière qui l'avait accouchée de Philippine que sa laideur. La ressemblance avait beau être nette, rien ne permettait à Jeanne de les rattacher l'une à l'autre. De plus, réservée, discrète, Marthe s'effaçait pour les laisser en tête à tête, Sidonie et elle, et faisait montre d'une affabilité louable. Au point que, bonne chrétienne, Jeanne s'était plus d'une fois reproché de ressentir autant d'antipathie à son égard. Pour autant, rien n'avait changé. En la présence de cette femme, elle se sentait en danger. Cette nuit-là à la Bâtie, ignorant être observée, Marthe s'était dirigée vers un pan de muraille et avait disparu à son pied. Jeanne n'avait pas attendu davantage. Prenant ses jambes à son cou, elle avait attrapé le poignard de Jacques dans un tiroir et traversé le couloir jusqu'à la chambre de ses filles. Refusant de les effrayer en les éveillant pour rien, elle s'était tapie derrière une tenture proche du lit de Philippine, la main serrée sur le manche de l'arme. Ses pensées se bousculaient sous sa coiffe.
Tout le temps de la grossesse de son aînée, d'horribles visions l'avaient assaillie. Elle s'était vue, elle, accouchant d'un enfançon monstrueux, velu de la tête aux pieds, qu'une inconnue lui arrachait pour le mettre en sécurité. L'instant d'après, alors qu'elle était encore pantelante de ses couches, l'horrible ventrière déboulait, la violentait pour savoir où le nourrisson se trouvait, promettant enfer et damnation à sa lignée si elle ne répondait. C'était lorsqu'elle l'avait appelée Hélène que Jeanne avait compris que ce songe ne la montrait pas, elle, mais une autre qui lui ressemblait telle une jumelle. Lui refusant tout répit, les images s'étaient succédé. La mort de son époux, des bâtiments en flammes, sa terre ravagée. Le triomphe du mal.
Quelques jours plus tard, Jeanne mit au monde une fille que Jacques voulut prénommer Hélène. Elle hurla, refusant que s'accomplisse cette funeste destinée comme tant d'autres visions qu'elle avait eues. Hélène était devenue Philippine, et la ventrière avait été chassée. Jeanne s'était apaisée. On pouvait infléchir le pouvoir du mal par la foi. Et Jeanne avait tant prié !
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