Le Chant des sorcières tome 3
l'itinéraire emprunté par Mounia.
*
À cette heure de la journée, Aziz ben Salek était encore au service de Keït bey. Malgré son envie de le revoir, Mounia se trouvait heureuse de présenter Enguerrand à sa mère. Elle avait de nombreuses questions à lui poser et savait que Fatima n'y répondrait pas de la même manière en présence de son époux.
— C'est là, dit-elle en désignant l'imposante façade blanche embellie à mi-hauteur d'un moucharabieh de bois précieux finement ajouré.
La demeure était sans conteste la plus belle de la rue. Une porte sculptée d'un croissant barrait l'entrée. De chaque côté, des tourelles carrées permettaient aux gardes en faction de contrôler le passage depuis une grille rectangulaire de fer, forgée à hauteur des yeux. Imitée par Enguerrand, Mounia descendit de sa monture. Il lui suffit de quelques mots pour, un instant plus tard, passer sous la voûte cintrée et pénétrer dans le jardin luxuriant.
Comme elle aimait à le faire malgré leur domesticité, Fatima roulait des dattes dans de la poudre de paprika lorsqu'ils s'annoncèrent au seuil de la cuisine. Reconnaissant sa fille, elle ne prit pas seulement la peine de ramener son voile sur ses traits ou d'essuyer ses mains rougies par l'épice. Elle se précipita vers elle en poussant un cri de joie. Les deux femmes s'étreignirent avec force et émotion. Enguerrand, discrètement en retrait, ne put s'empêcher de noter la beauté encore altière de l'Égyptienne et sa ressemblance avec Mounia. Même nez droit et fin, même bouche délicatement ourlée, même regard vif et ocré que le fard rehaussait d'or, mêmes pommettes saillantes et hautes. Si Fatima n'avait accusé quelques rides au coin des yeux et à la commissure des lèvres, on aurait pu les croire jumelles.
À la faveur d'un thé que Fatima leur fit servir dans la salle de réception située à l'étage de la maison, Enguerrand découvrit aussi que son épouse avait hérité de sa mère l'élégance de ses gestes.
Pour l'heure, Mounia venant d'achever avec force détails le récit de leur périple, Fatima gardait le visage soucieux. Trouant le silence qui s'était installé, les bruits de la rue en contrebas filtraient, tout autant qu'une lumière rasante, par les interstices du moucharabieh. De grands tapis luxuriants ornés d'arabesques et de motifs pyramidaux, surchargés de coussins carrés, entouraient deux tables basses et rondes de cuivre martelé. Au mur, des mosaïques répondaient à la dominante écarlate des tissus. Un parfum d'agrume et de cannelle flottait dans l'air lourd. Assis en tailleur à l'exemple de Mounia et de sa mère au milieu de ce décor chaleureux, Enguerrand se prit à sourire en sirotant le breuvage chaud et amer. Il était bien.
— Je te remercie, mon gendre, l'enveloppa soudain la voix grave et chaude de leur hôtesse.
Il sursauta, et Fatima se mit à rire en se tournant vers Mounia.
— N'as-tu donc pas dit à ton mari que je parlais cinq langues ?
— J'ai oublié, avoua Mounia en se mordant la lèvre.
— C'est sans importance, lui dit sa mère, avant de reporter son attention vers Enguerrand et de poursuivre, en langue franque teintée d'un fort accent : ce que tu as fait pour ma fille mérite ma confiance et ma reconnaissance. Absolues.
— L'amour seul a guidé mes actes, madame.
Fatima balaya l'air d'un geste gracieux du poignet, faisant tinter la dizaine de bracelets en or et émaux qui s'y trouvait enfilée.
— L'amour ne suffit pas à garantir la pureté d'un cœur. Quoi qu'il en soit, je t'attendais depuis longtemps.
Mounia se mit à trembler. Le temps des réponses était venu.
— Tu ne t'es jamais immiscée dans nos conversations, avec père, souligna la jeune femme. Jamais inquiétée ni de cette carte ni des flacons, si semblables en apparence aux pyramides de ce pays. Pourtant, en Sardaigne, c'est dans la langue de tes ancêtres que j'ai pu communiquer avec l'esprit des Géants…
— Qu'aurais-je eu à apprendre que je ne savais déjà? sourit Fatima. Le sang des rois coule en mes veines et avec lui la mémoire intacte de ces Géants dont tu viens de me parler. Ils ont apporté la connaissance des astres, de la navigation, de la culture, un savoir antédiluvien, mais par bribes, pour laisser le temps aux humains de se l'approprier, car, disaient-ils, depuis que le monde est monde la civilisation meurt et renaît, grâce aux passages qui mènent aux Hautes Terres. Peu
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