Le Chant des sorcières tome 3
bandeau lui masquait les yeux, la perdant un instant dans l'espace et le temps. Il était de même. Perdu. Se raccrochant à l'improbable pour ne pas mourir de l'impossible.
— Je suis las de cette course sans fin, grand prieur. Las de voir mes amis tomber, la trahison nourrir mes pas et empoisonner mon vin. Las d'être juste un objet de convoitise, un pain d'épice émietté par chacun des monarques de ce monde à la merci des oiseaux de proie. Je suis las de moments stériles, de jours sans éclat. Allah m'a abandonné. J'ai perdu la foi en demain. Comment alors garder pure en moi celle en mon Dieu ?
Il pivota vers Guy de Blanchefort. La souffrance qui tordait le visage du prince n'était pas feinte. Djem se détourna de nouveau. Il n'était pas homme à chercher la pitié. Son souffle, sa lumière, sa force venaient de Philippine, en bas. Il en avait besoin à cet instant, plus que jamais. Il se crispa en entendant son geôlier, devenu au fil des mois son ami, déglutir avec difficulté.
— Je ne peux pas, Djem.
La voix était éteinte. Le cœur de Djem aussi.
— Je le voudrais, oui, du plus profond de moi. Parce que convertir un être tel que vous, au-delà de ce que vous me dites et que j'entends avec douleur, serait sans conteste ce que j'aurais accompli de plus grand dans ma vie. Je le voudrais, Djem, il faut me croire, mais notre grand maître ne l'autorisera pas.
— Quelle raison invoquerait-il pour l'empêcher ? Vous savez comme moi que la lutte de pouvoir entre l'Orient et l'Occident est aussi une lutte religieuse. Bayezid veut étendre l'islam autant que vous autres le christianisme. Convertissez-moi, levons une armée, et Istanbul sera vôtre à travers moi.
Guy de Blanchefort se leva douloureusement. Il n'avait pas encore annoncé à Djem son intention de quitter Rochechinard. S'il le faisait, là, maintenant, il n'était pas certain que le prince n'ouvrirait pas cette fenêtre après son départ pour s'écraser quatre étages plus bas. Le rejoignant, il posa sa main sur l'épaule massive de Djem. Elle s'affaissa légèrement à son contact.
— Les choses sont plus complexes qu'il n'y paraît.
Djem crispa les mâchoires. L'intérêt financier. Voilà ce qui prédominait.
— Informez le grand maître que je pourrais multiplier par dix la manne qu'il reçoit annuellement de mon frère si je recouvrais ma place.
Blanchefort soupira lourdement.
— Soit. J'écrirai dès demain pour lui soumettre votre proposition. Mais vous vous trompez, Djem. Ce n'est pas d'argent qu'il s'agit, mais de paix. Pierre d'Aubusson veut plus que tout au monde la préserver en Méditerranée et, que vous le vouliez ou non, elle passe par votre captivité.
Djem se tourna vers Guy de Blanchefort. Un peu de couleur avait regagné ses traits.
— Je m'accommoderais mieux de celle-ci si mes prières s'accordaient au rythme des vôtres.
La pression se fit tenaille affectueuse sur le pourpoint de Djem.
— J'aime vous entendre le supposer. En retour, permettez-moi un conseil. La réponse de Rhodes ne viendra pas de sitôt, lors je vous en conjure, jouissez du moment. Il est précieux… Plus que vous ne croyez, ajouta le grand prieur avant de se retirer.
Djem en était persuadé. Il reporta son attention vers les jardins en contrebas. Le jeu avait entraîné sa belle un peu plus loin. Un arbre la lui masquait. Il était seul. Même s'il avait toute confiance en Guy de Blanchefort, il savait qu'Aubusson ne céderait jamais.
Il avisa Philibert de Montoison qui, furtivement, tel le prédateur qu'il était, glissait de buisson en buisson pour se rapprocher du terrain de jeu des damoiselles. Le chevalier avait-il des doutes à leur sujet pour vouloir ainsi espionner Philippine ? Le cœur de Djem se serra davantage. Ils avaient été la prudence même, ne s'étaient jamais retrouvés isolés ici, au château, ou lors de leurs promenades en forêt. Et à la nuit tombée deux hommes en faction devant sa porte, détachés à sa sécurité sur les recommandations conjointes de Jacques de Sassenage et de Guy de Blanchefort, empêchaient qu'il la rejoigne.
Il s'écarta de la croisée, un goût de sang dans la bouche. Quoi qu'il advienne, il était certain d'une chose. Jamais Philippine n'épouserait ce chacal.
*
Aymar de Grolée détacha sa monture du tronc du chêne où il l'avait abandonnée le matin même. D'un mouvement souple, il l'enfourcha et tourna bride. La nuit ne tarderait plus à tomber et il ne
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