Le Chant des sorcières tome 3
donnerez. Si j'avais réussi à l'en faire douter, à présent il le sait.
À voir la mine déconfite que Luirieux tirait, Bayezid s'en trouva convaincu. D'un signe de tête, il ordonna à son grand vizir d'acquitter ce qu'il devait.
Incapable d'un mot, lui qui n'en était jamais embarrassé, Hugues de Luirieux salua le monarque puis emboîta le pas à l'être ventripotent. Mounia avait raison. S'il avait ce jour obtenu ce qu'il voulait, une somme replète, sa vengeance avait perdu toute saveur.
Il venait de mesurer ce que lui coûtait d'avoir vendu la seule femme qu'il ait aimée.
*
Au château de Revel, Jeanne avait, depuis quatre jours, recouvré son rang. Louis II de Saluces et son épouse Jeanne de Montferrat l'avaient accueillie affectueusement en la serrant dans leurs bras et l'avaient fait passer, auprès de leurs gens comme de leurs amis, pour une parente lointaine qui venait ici se remettre de son récent veuvage. Bien évidemment, pour ce faire, ils l'avaient présentée sous le faux nom d'Adélaïde d'Assincourt. Identité fabriquée de toutes pièces et qui présentait l'avantage, en n'étant connue de personne, d'éviter les impairs.
Dans l'abri sûr de ce castel qui dominait de ses tours hautes la vallée du Pô, Jeanne aurait dû se sentir heureuse. De nouveau elle était tourmentée.
Ce soir, alors qu'ils terminaient de dîner joyeusement et qu'elle laissait choir sous la table un os à l'intention d'un des lévriers du marquis, Aymar avait annoncé son départ. À l'aube.
— Déjà, messire ? s'était-elle écriée avant de se mordre la lèvre inférieure sous les regards tournés vers elle.
Louis II de Saluces, qui savait l'attachement de Jeanne à son époux et sa grande piété, n'y avait vu que l'inquiétude normale d'un être perturbé par ce qu'elle avait vécu. Lui-même était attristé de la nouvelle.
— Nous serions heureux de vous garder encore, mon cher ami, l'avait-il sauvée, en levant son hanap en direction de son invité.
— Croyez bien que je m'en réjouirais si cela était possible, mais une promesse me tient et il me faut l'honorer sans plus tarder.
Jeanne avait baissé les yeux sur son tranchoir. Elle n'ignorait pas de quoi il s'agissait et ne pouvait s'y opposer. Jacques devait être impatient de savoir qu'elle se trouvait en sécurité.
— Les hommes d'honneur sont de plus en plus rares par ces temps et je suis fier de vous compter parmi mes amis, mon cher Aymar. Faisons donc de cette dernière soirée une belle feste ! Qu'elle vous tienne le cœur pendant que vous chevaucherez. Holà! échanson, avait appelé le marquis en levant son verre à bout de bras, sers-nous de cet hydromel que je garde en cave pour les grandes occasions.
Comme tous, Jeanne avait trinqué, chanté à l'appel du maître des lieux qui, debout en bout de table, avait enlevé une viole des mains d'un ménestrel. La langue piémontaise était belle, suave, ronde. Gouleyante à souhait. Jeanne avait appris le couplet, puis le refrain, tapé des mains en cadence, trompé sa tristesse sans une seule fois accorder un autre regard à Aymar de Grolée.
Elle était seule à présent dans sa chambre perchée au sommet d'une des tours. Il régnait sur ces terres une chaleur accablante. L'orage menaçait. Elle grelottait pourtant dans son lit haut perché. Les couvertures ramenées sur ses genoux repliés, elle avait le cœur lourd sans parvenir à pleurer. Malgré leur gentillesse et leur prévenance, ces gens, qui autrefois avaient été de sa parentèle, lui étaient aujourd'hui des étrangers. Elle redoutait de se sentir seule quand elle avait tant partagé avec Aymar au long de cette chevauchée. Seule au milieu d'un parterre de gens. Seule dans la multitude. N'avait-elle pas quitté une prison pour une autre ? Ne serait-elle pas mieux à combattre plutôt qu'à se terrer ? Ces questions lui broyaient le ventre.
Lorsqu'on toqua à la porte, discrètement, elle ne trouva pas le courage de sortir du lit et jeta un faible « Entrez ! » sans imaginer un seul instant qu'Aymar de Grolée la pousserait.
La découvrant couchée, il demeura à distance. Ici, dans ce lieu, ils étaient repris par les convenances, leur complicité de fuyards n'avait plus de raison d'être. Il s'inclina, la main sur le cœur.
— Pardonnez mon intrusion tardive, dame Jeanne, mais vous nous avez quittés si vite à table que je ne pouvais m'absenter sans…
— Approchez-vous mon ami, le coupa
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