Le chant du départ
Menou et Bon de marcher vers Alexandrie.
Ici, ce n’est pas le luxe qui doit distinguer le chef, mais son courage et son audace.
Napoléon, d’un pas vif, se place en avant de la colonne. À ses côtés marche le général Caffarelli, qui a une jambe de bois.
Bientôt commence le règne du soleil, de la soif, du sable, des Bédouins, de la lumière aveuglante et de cette chaleur si pesante qu’elle coupe le souffle, imprègne les vêtements de laine.
Napoléon marche sans se retourner. Parfois il entend un cri sourd et un bruit. Un homme vient de s’effondrer, épuisé, les lèvres et la langue gonflées par la soif.
Les puits sont vides.
Tout à coup, on aperçoit du sommet d’une dune les fortifications d’Alexandrie.
À quelques centaines de mètres se dresse la colonne de Pompée.
Napoléon s’installe sur le socle, s’assied. Un officier lui apporte quelques oranges de Malte dans lesquelles il mord. Elles sont amères et sucrées à la fois.
32.
Dès les premiers coups de feu qui claquent dans la touffeur accablante, Napoléon sait. L’estafette rapporte que la population d’Alexandrie accueille les avant-gardes de la division Kléber à coups de pierres et de fusil. Des cavaliers arabes ont chargé. Ces défenses ont été balayées par les troupes, mais à l’intérieur de la ville la résistance se poursuit. On a tiré d’une mosquée. Les troupes y ont pénétré, ont châtié ceux qui s’y trouvaient, hommes, femmes, enfants. Le général a pu arrêter le massacre.
L’estafette repart. On entend, venant de la ville, des cris de femmes qui se mêlent aux détonations. Des blessés passent, se soutenant l’un l’autre, puis s’affalent sur le sol brûlant.
Napoléon sait dès cet instant.
À la barbarie de la guerre s’ajoutera ici l’hostilité, la haine même qu’expriment cette chaleur suffocante, cette luminosité qui dévore les yeux, cette aridité qui sèche la bouche, irrite la peau. Par tout son corps endolori, ses pieds ensanglantés par la marche de la nuit, Napoléon pressent qu’il lui faudra à chaque moment se raidir pour s’opposer à ce climat, le vaincre et imposer aux hommes de marcher, de se battre malgré tout.
Ici, tout sera plus difficile. Ici, tout sera impitoyable. Qui faiblit meurt. Il faudra tuer jusqu’au souvenir du Corso de Milan, des châteaux de Mombello et de Passariano, des cérémonies du palais du Luxembourg et de la réception de Talleyrand à l’hôtel de Galliffet.
Talleyrand est-il parti en ambassade à Constantinople pour avertir les Turcs que cette invasion de l’Égypte n’est pas dirigée contre eux ? Napoléon en doute. Il faudra oublier l’Italie, il faudra ne plus penser à Joséphine. Et il faudra que chaque soldat fasse de même pour ce qui le concerne.
En seront-ils capables, ces hommes qui viennent de l’armée d’Italie ?
Les Directeurs Barras et Reubell, tous ces jouisseurs restés à Paris imaginent-ils ce que cela signifie que d’être ici, la peau brûlée, entouré par la mort ?
Il faudra repousser la mort chaque jour, être plus terrible qu’elle, ne pas se laisser attirer par elle. Se servir de la mort pour combattre la mort.
Cette pensée le tend. Il se sent comme un arc. Il est inflexible. Cette guerre, alors qu’il aurait pu choisir de s’enfouir dans les intrigues moelleuses du Directoire, entre salon et boudoir, entre bavards et femmes, c’est l’épreuve que depuis les temps antiques on impose au héros.
Qu’il l’accepte prouve qu’il est un héros, à l’égal de ceux qui ont foulé cette terre, à l’égal de celui qui a fondé cette ville, Alexandrie.
Napoléon lance un ultimatum au gouverneur d’Alexandrie : « Vous êtes soit bien ignorant soit bien présomptueux…, dit-il. Mon armée vient de vaincre une des premières puissances d’Europe. Si, dans dix minutes, je ne vois pas flotter le pavillon de la paix, vous aurez à rendre compte devant Dieu du sang que vous allez faire répandre inutilement… »
Un courrier apporte en même temps la nouvelle que le général Kléber a été blessé par une balle qui l’a frappé au front et qu’une délégation s’avance pour prêter le serment d’obéissance et livrer la ville.
Il la voit s’approcher entourée de soldats en armes. Les turbans multicolores, les soieries des longues tuniques se détachent sur le sombre des uniformes. Les chameaux dominent cette troupe. C’est au pied de la colonne de Pompée un grand
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