Le chant du départ
répandues chaque jour par les hommes malades. Et ils sont presque tous malades. Mais le général en chef et ses proches doivent échapper à ce sort commun. Non par goût du luxe, mais parce qu’ils sont ceux qui commandent. Et que les privilèges dont ils bénéficient sont la marque de leurs responsabilités et de leur rôle.
Napoléon sait que la manière dont il vit à bord de l’ Orient suscite des critiques. « Usages de la cour au milieu d’un camp de spartiates », dit-on. On lui rapporte ces propos. Alors que Napoléon traverse la salle de jeu, quelqu’un a même lancé : « On ne se donne pas d’éclat et de considération par le privilège, mais par l’amour de la patrie et de la liberté. »
Napoléon s’est arrêté, a cherché des yeux l’impertinent, mais il n’a vu que des visages soumis, des regards fuyants.
Il a lancé d’une voix forte : « Jouez, messieurs. Voyons qui a le privilège et l’inégalité que donne la chance. »
Il y a eu un brouhaha. On a posé les louis d’or sur les cartes. Les joueurs de pharaon, ce jeu de cartes que l’on pratiquait à Versailles, ont empoché leurs mises.
Qu’est-ce que l’égalité au jeu ? Le hasard trie entre gagnants et perdants. Et dans la vie ?
Napoléon s’installe dans le salon de compagnie au milieu de ses proches. « Parlons de l’égalité, dit-il, et donc de l’inégalité parmi les hommes. »
Il provoque du regard Monge, assis près de lui, puis Bourrienne ou le général Caffarelli. Junot somnole déjà. Eugène de Beauharnais rêve. Berthollet bougonne. Pas un, pourtant, qui se déroberait à ces débats quotidiens que Napoléon a instaurés, parce que la pensée doit être en mouvement permanent, que chaque instant, chaque regard, fait naître une réflexion.
— L’inégalité, reprend-il.
Ont-ils lu Rousseau ? Caffarelli commence. « Les lois qui consacrent la propriété, dit-il, consacrent une usurpation, un vol. » La discussion est lancée.
Napoléon se lève. Allons sur le pont.
On marche en groupe. Il fait doux. On parle une partie de la nuit. On prolongera demain cette séance des « Instituts », ainsi que Napoléon nomme ces confrontations.
Il demande à Bourrienne de le suivre dans sa cabine. Il s’allonge. Il a fait attacher au pied de son lit des boules de fer pour tenter de diminuer le roulis. Mais rien n’y fait. Parfois il doit rester couché. Bourrienne lit. Monge et Berthollet le rejoignent. On parle de Dieu, de l’islam, des religions qui sont nécessaires aux peuples.
Napoléon tout à coup s’interrompt. Il veut que Bourrienne reprenne à haute voix la lecture du Coran. Le livre est classé là, au côté de la Bible, dans la bibliothèque, au rayon « Politique ».
Le 9 juin, tôt le matin, Napoléon monte sur la passerelle de l’ Orient . L’amiral Brueys tend le bras. À l’horizon, des dizaines de voiles forment un moutonnement blanc. Dans la longue-vue, Napoléon repère le convoi parti de Civita Vecchia qui rejoint le gros de la flotte. Et cette bande de terre brune qu’on distingue à peine au-dessus de la mer, c’est Malte, et l’île de Gozo, qui n’en est séparée que par quelques encablures.
Napoléon demande qu’on lui apporte son épée, puis il commence à dicter des menaces au ton d’ultimatum pour le grand maître des chevaliers de Malte, Hompesch.
Il veut, dit-il, renouveler la provision d’eau de tous les navires. Il exige la reddition des chevaliers. Il sait qu’il va occuper l’île, peu importe la réponse que vont rapporter ces officiers qui s’éloignent de l’ Orient à bord de deux chaloupes.
L’île doit passer sous le contrôle de la France. Sa possession fait partie du plan. Et rien ne peut s’y opposer. Elle doit être emportée comme un avant-poste lors d’une charge qui va continuer sa chevauchée, bien au-delà.
« Le général Bonaparte, dicte-t-il, est résolu à se procurer par la force ce qu’on aurait dû lui accorder en suivant les principes de l’hospitalité qui est à la base de votre ordre. »
Le débarquement des troupes peut commencer.
Il entend des voix qui chantent La Marseillaise . Ce sont les soldats de la 9 e demi-brigade qui escaladent les défenses de l’île de Gozo. Napoléon les aperçoit dans sa longue-vue. Il lance des ordres. Dans un grand remuement de cordages, des chaloupes sont descendues, les fantassins embarquent. Certaines touchent terre après quelques minutes, et déjà des fumées
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