Le chant du départ
appels au secours. Les hommes deviennent fous.
Napoléon chevauche toute la nuit, dépassant les divisions Bon et Vial qui font aussi route vers Damanhour.
Ces hommes qui marchent dans la nuit, il les voit. Il imagine leur souffrance et leur peur. Il sait que les soldats grognent, s’en prennent à leurs officiers, accusent les Directeurs de les avoir déportés ici pour se débarrasser de « leur » Bonaparte. Mais ils s’en prennent même à celui-ci. Pourquoi n’a-t-il pas prévu des gourdes d’eau ? Ils se souviennent de l’Italie. Qu’en ont-ils à foutre, des six arpents de cette terre-ci que le général leur a promis ?
Mais ces hommes sont avec lui dans le désert. Et ils n’ont comme lui qu’une issue : vaincre. Donc, il faut qu’ils marchent. Il doit les faire avancer. Il doit faire respecter la discipline. Les sauver, maintenant, c’est les pousser en avant.
À huit heures, il est à Damanhour.
Il entre dans la cahute obscure où l’attendent les notables. On lui offre un pot de lait et des galettes de froment. Il dit quelques mots, mais ce sont les visages des généraux qui le frappent. Certains sont furibonds, d’autres las et désespérés.
Il faut d’abord que Napoléon se taise pour qu’ils puissent parler. Cette aventure est sans espoir, dit l’un. Les hommes deviennent fous, ajoute un autre. Ils perdent la vue. Ils se tuent. Ils ne peuvent plus combattre.
Napoléon s’approche d’eux. Il ne dit rien, mais les regarde, puis leur annonce qu’il faut poursuivre la marche vers Ramanieh sur le Nil. Il faut briser les Mamelouks de Mourad Bey. Commander, s’est s’obstiner.
On repart le 9.
Mêmes souffrances, puis, tout à coup, après les mirages, c’est le Nil.
Napoléon voit les rangs se défaire, les dragons et les fantassins se jeter avec leurs armes dans l’eau du fleuve, boire, et il voit des corps partir au fil du courant, morts d’avoir trop bu, morts du choc et de l’épuisement. Au bord du fleuve s’étendent des champs de pastèques, dont les hommes se gavent.
Il les observe. Ils sont arrivés jusque-là malgré l’épuisement, le dégoût, le mécontentement, la mélancolie, le désespoir d’hommes que rien, après les campagnes d’Italie, ne préparait à cet autre monde, à cette violence du pays.
Ils l’ont fait parce qu’il l’a voulu. Et maintenant il faut qu’ils se battent.
À trois heures, le 11 juillet, il les passera en revue.
Il se fait annoncer par un roulement de tambour. Il chevauche lentement. Ils ont brossé leurs uniformes. Leurs armes brillent.
Napoléon s’arrête devant chacune des cinq divisions. Il convoque les officiers. Il se cambre. Tous les regards sont tournés vers lui, le portent.
— Je vous préviens, lance-t-il, que nous n’avons pas achevé nos souffrances : nous aurons des combats à soutenir, des victoires à remporter et des déserts à traverser. Enfin nous arriverons au Caire où nous aurons tout le pain que nous voudrons !
En s’éloignant, il entend les voix des officiers qui répètent ces mots à leurs hommes. Il entend des chants qui s’élèvent.
Ils vont se battre et vaincre.
Au lever du soleil, il donne l’ordre aux corps de musique de jouer La Marseillaise . Il voit sur la ligne d’horizon s’avancer la cavalerie mamelouk. Certains portent des casques dorés, d’autres des turbans. Leurs riches tuniques brillent. Chaque Mamelouk dispose d’une carabine, de pistolets, du djerids – un javelot – et de deux cimeterres.
Napoléon rassemble ses aides de camp. Il veut que les divisions forment des carrés. Les officiers s’étonnent. C’est la première fois que cette disposition est utilisée.
Que savent-ils ? C’est une tactique qu’Autrichiens et Russes ont déjà employée contre les Ottomans. Mais jamais l’armée française ne l’a mise en oeuvre. Il répète ses ordres. Sa fatigue a disparu. Il fait disposer les canons aux angles des carrés, comportant chacun six rangées de fantassins. Au centre, on placera les équipages, « les ânes et les savants », lance quelqu’un.
Il faut qu’aucun des carrés ne soit ébréché par une charge.
Et en effet, les Mamelouks, toute une matinée, vont se briser contre ces « hérissons », puis ils s’enfuient.
Les morts qu’on dépouille sur le champ de bataille de Chebreis ont, sous leurs tuniques, des bourses remplies d’or. Ils portent tout leur trésor sur eux. Les soldats commencent à les dépouiller.
Mais à peine
Weitere Kostenlose Bücher