Le chant du départ
peut-être, mais il faut attendre la décision de Letourneur, chargé du personnel, et lui aussi n’est que capitaine d’artillerie, à quarante ans !
Alors, chercher d’autres buts, parce que l’impatience ronge et l’inaction détruit.
D’abord, l’argent. Que faire sans lui ? La solde, soit. Mais ceux qui tiennent le haut du pavé à Paris jonglent avec les millions d’assignats. Ils portent des tenues extravagantes de soie et de brocart, des chapeaux enturbannés, et, quand Napoléon pénètre dans leurs salons, il n’est qu’une silhouette noire serrée dans un uniforme mal taillé.
D’abord l’argent, donc.
Joseph en dispose, puisque Julie Clary lui a apporté cent cinquante mille livres de rente.
« J’ai été hier à la terre de Ragny, écrit à la hâte Napoléon à son frère. Si tu étais homme à faire une bonne affaire, il faudrait venir acheter cette terre moyennant huit millions d’assignats ; tu pourrais y placer soixante mille francs de la dot de ta femme ; c’est mon désir et mon conseil… »
Mais les affaires intéressantes s’arrachent, car on se hâte de convertir en bonnes terres et en pierre les assignats qui se dévaluent.
« Hier a été l’adjudication du bien que j’avais eu l’idée de te procurer, à neuf lieues de Paris ; j’étais décidé à en donner un million cinq cent mille francs, mais, chose incroyable, il est monté à trois millions… » Tel est ce monde ! Celui de l’argent, des intrigues, du luxe, de la luxure, de la puissance et des cabales !
Napoléon le flaire, l’examine. Ce sont les nouveaux riches corrompus qui se retrouvent chez Mme Tallien – « Notre-Dame de Thermidor » – qui permettent d’accéder là où le destin se joue !
Il faut être de ce monde, ou bien ne pas être.
Et cette découverte-là mine aussi la santé de Napoléon.
Il se fait inviter au palais du Luxembourg, où règne Barras, qu’on appelle le roi de la République. Il pénètre dans le salon de la Chaumière du cours la Reine, au coin de l’allée des Veuves, aux Champs-Élysées, où reçoit Mme Tallien, la maîtresse officielle de Barras – qui en compte tant d’autres, plus, dit-on, quelques mignons.
Barras ! Napoléon se souvient de ce représentant en mission qui, avec Fréron et Fouché, a nettoyé Toulon des royalistes. Ceux-là ont fait fortune avec les fournitures de guerre aux armées, la concussion, les pillages ici et là. Monde de débauche, de corruption, de luxe et de luxure qui attire Napoléon, parce qu’il est un loup affamé de gloire, de femmes, de puissance, et qu’il a compris que tout se décide là.
Mais il doute aussi de ses capacités à conquérir ce monde, à s’y faire connaître. Il le faut pourtant, puisque rien d’autre n’existe. Il ne va pas compter sur un retour de la vertu robespierriste alors qu’elle ne fut souvent qu’apparence et illusion, et que tout le monde rejette la terreur qui l’accompagnait. Qui se soucie d’ailleurs encore des pauvres ? Chaque jour quelques-uns d’entre eux se jettent dans la Seine avec leurs enfants, pour échapper par la mort à la faim et à la misère.
Le monde est ainsi. L’égalité n’est qu’une chimère. Malheur aux pauvres et aux vaincus !
« Le luxe, le plaisir et les arts reprennent ici d’une manière étonnante », écrit Napoléon.
Il se rend à l’Opéra, assiste à une représentation de Phèdre . Il court la ville, « les voitures, les élégants reparaissent, ou plutôt ils ne se souviennent plus que comme d’un long songe qu’ils aient jamais cessé de briller ».
Il est toujours tenaillé par le désir de savoir. « Les bibliothèques, les cours d’histoire, de chimie, de botanique, d’astronomie se succèdent… », note-t-il. Mais ce qui emporte toute la ville, c’est la volonté d’oublier dans le plaisir les mois de la Révolution. « L’on dirait que chacun a à s’indemniser du temps qu’il a souffert et que l’incertitude de l’avenir porte à ne rien épargner pour les plaisirs du présent », explique Napoléon à Joseph.
C’est cela, l’époque. Fou serait celui qui ne le comprendrait pas, qui voudrait autre chose.
« Cette ville est toujours la même ; tout pour le plaisir, tout aux femmes, aux spectacles, aux bals, aux promenades, aux ateliers des artistes. »
Et n’être rien dans ce monde-là, qui est le seul monde réel ? Autant mourir.
Brusquement, l’amertume et le désespoir submergent Napoléon. Il ne
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