Le chant du départ
hanches.
Autour d’elle se pressent d’autres femmes tout aussi vêtues-dévêtues, parfumées, provocantes. Une créole lascive au regard insistant dévisage chacun des hommes comme si elle les invitait à oser. C’est la citoyenne Hamelin, et voici la citoyenne Krudener, Livonienne pâle et blonde. Voici Mme Récamier, et cette jeune femme brune qui sourit sans ouvrir les lèvres, c’est Joséphine de Beauharnais, veuve d’un général décapité sous la Terreur.
On dit qu’elle a connu Mme Tallien en prison, qu’elle a été avant celle-ci la maîtresse de Barras, qu’elle l’est encore de temps à autre.
À toutes on prête plusieurs amants, des vies dissolues, de la fortune.
Fasciné, Napoléon s’approche, déférent, de Thérésa Tallien. On semble le remarquer. Barras chuchote quelques mots. Peut-être évoque-t-il le siège de Toulon.
Napoléon s’enhardit. Ces femmes dénudées lui donnent de l’audace. En un instant, l’officier maigre et terne devient flamboyant, conquérant, impérieux. Il sollicite, se moque de lui-même, il n’a plus d’uniforme, regardez ! Mme Tallien ne peut-elle l’aider à obtenir le tissu auquel il a droit ? Peut-elle lui accorder cette grâce, elle la reine de Paris ?
Il a joué. Elle daigne le regarder. Elle est saisie par l’énergie qui émane de lui. La silhouette de l’officier est quelconque, ridicule, mais ses yeux retiennent l’attention.
Elle écoute, répond, magnanime, que l’ordonnateur Lefeuve, son obligé, accordera ce drap d’uniforme.
Barras s’est éloigné, souriant, l’air ennuyé.
La conversation s’engage. Napoléon saisit chaque phrase au bond et se donne l’occasion de briller. Tout à coup il est à l’aise, comme s’il avait appris depuis toujours à faire sa cour, comme si ce monde était le sien. Plein d’assurance, il saisit le poignet de Thérésa Tallien. Il pérore. Il sait lire l’avenir dans les lignes de la main. Un cercle de femmes se referme autour de lui. Il fait rire par les extravagances, par les allusions cachées sous ses prophéties. Il est corse, presque italien, n’est-ce pas ? Une civilisation qui sait prévoir l’avenir. Le général Hoche lui tend la main. Napoléon annonce que le général mourra dans son lit, « comme Alexandre ».
Il échange quelques mots avec Joséphine de Beauharnais, dont le regard cherche à évaluer ce petit homme maigre et nerveux, à l’esprit et à la parole si agiles qu’ils font oublier sa tenue misérable.
Elle est en quête d’homme.
Napoléon quitte la Chaumière de Thérésa Tallien d’un pas nerveux. Paris n’est que cela. Il lui semble que pour la première fois, en ce début septembre 1795, il a enfin réussi à établir des avant-postes sur le terrain qu’il faut conquérir. Il lui faut revoir Thérésa Tallien, approcher par elle Barras et Fréron, qui jusqu’à présent n’ont répondu à ses démarches que par des « billets » courtois et amicaux, des fins de non-recevoir.
Des voitures passent. Dans les encoignures des portes cochères, des corps de pauvres, endormis, sont entassés, leurs enfants emmaillotés dans des chiffons.
La nuit est encore douce.
Dans sa chambre, il se met à écrire à Joseph : « Tu ne dois avoir, quelque chose qui arrive, rien à craindre pour moi ; j’ai pour amis tous les gens de bien de quelque parti et opinion qu’ils soient… J’aurai demain trois chevaux, ce qui me permettra de courir un peu en cabriolet et de pouvoir faire toutes mes affaires. Je ne vois dans l’avenir que des sujets agréables, et en serait-il autrement qu’il faudrait encore vivre du présent : l’avenir est à mépriser pour l’homme qui a du courage. »
Dans les jours qui suivent, Napoléon est comme porté par cette certitude qu’enfin il s’est donné les moyens d’agir. Il écrit à Barras. Il s’assure que Pontécoulant appuie son projet d’obtenir un poste à Constantinople.
L’arrêté de nomination est prêt, assure Pontécoulant. L’indemnité de route est fixée. Napoléon sera le chef d’une véritable mission. Il échappera ainsi aux convulsions parisiennes qu’il pressent. Les royalistes en effet se mobilisent. Ils acceptent mal le projet de nouvelle Constitution, celle de l’an III, avec ses deux assemblées, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq Cents. Mais le décret que prend la Convention le 28 août leur paraît un véritable coup d’État.
Les Conventionnels ont tout simplement
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