Le chant du départ
répond plus à Junot. Il s’enferme en lui-même, replié, le corps voûté.
Ce matin, il a fait antichambre chez Barras, chez Boissy d’Anglas, chez Fréron.
Il s’est présenté aux bureaux de la Guerre, qui accordent aux officiers en activité du drap pour l’habit, la redingote, le gilet et la culotte d’uniforme. Napoléon a réclamé, lu le décret du Comité de Salut Public qui fixe les modalités d’attribution. On l’a renvoyé. Qui est-il ? Même pour un uniforme, il faut un appui.
Voilà à quoi est réduit un homme comme lui !
Il prend la plume. Dans cette nuit du 12 août 1795, il laisse couler sa blessure. Il y a un abîme entre ce qu’il voudrait être et ce qu’il est, entre les batailles qu’il rêvait de conduire et le marécage où il lui faut patauger. Comme il l’a dit de son personnage, Clisson : « Il ne pouvait s’accoutumer aux petites formalités… Il ne concevait rien des cabales et n’entendait rien aux jeux de mots. »
Or, le Paris des Thermidoriens n’est que cela ! Et Napoléon se sent désarmé, impuissant, incapable de forcer la porte.
Alors cette nuit il s’abandonne, le temps d’une lettre à Joseph.
« Moi, très peu attaché à la vie, écrit-il, la voyant sans grande sollicitude, me trouvant constamment dans la situation d’âme où l’on se trouve la veille d’une bataille, convaincu par sentiment que, lorsque la mort se trouve au milieu pour tout terminer, s’inquiéter est folie. Tout me fait braver le sort et le destin. Et si cela continue, mon ami, je finirai par ne pas me détourner lorsque passe une voiture. Ma raison en est quelquefois étonnée, mais c’est la pente que le spectacle moral de ce pays et l’habitude des hasards ont produite en moi. »
La lettre cachetée, Napoléon se redresse, appelle Junot. Celui-ci reçoit des sommes d’argent de sa famille, les joue et donne ses gains à son général. Napoléon répartit les pièces et les billets. On s’en va au Palais-Royal.
Il a vingt-six ans, Junot vingt-quatre ans. Ils passent, le regard avide, au milieu des femmes. Leur corps et leur parfum, leurs yeux quand parfois ils croisent ceux de Napoléon font oublier en un instant le désespoir preque suicidaire. Le désir réveille le goût de vivre.
S’imposer à ce monde tel qu’il est, c’est d’abord conquérir, posséder une femme.
« Les femmes sont partout, écrit Napoléon à Joseph : aux spectacles, aux promenades, aux bibliothèques. Dans le cabinet du savant, vous voyez de très jolies personnes. Ici seulement de tous les lieux de la terre elles méritent de tenir le gouvernail ; aussi les hommes en sont-ils fous, ne pensent qu’à elles, et ne vivent-ils que par et pour elles. Une femme a besoin de six mois à Paris pour connaître ce qui lui est dû et quel est son empire. »
Il faut donc aller là où elles sont, ces femmes parées et puissantes, intelligentes, spirituelles et sensuelles.
Si l’on veut obtenir l’appui de Barras, roi de la République, il faut réussir à approcher Notre-Dame de Thermidor, Thérésa Tallien.
La voici dans le salon de sa Chaumière, décoré comme un temple grec. Napoléon est, de tous les invités, le plus pauvrement vêtu. Les muscadins portent des perruques blondes, cheveux de décapités, dit-on. Ils arborent d’extravagantes tenues vertes, jaunes, roses. Leurs vestes ont de longues basques avec lesquelles ils jouent. Pas un qui ne semble apercevoir ce général « noir », ce « chat botté » aux yeux perçants.
Napoléon s’avance, se fraie un passage parmi les officiers chamarrés, les Conventionnels aux grandes ceintures tricolores. Il salue Fréron qui, à Marseille, a fait une cour assidue, pressante à Pauline Bonaparte. Barras, ayant à son bras Thérésa Tallien, parcourt les salons comme un souverain, dans sa redingote militaire brodée d’or. Le vicomte Barras de Fox-Amphoux, élu du Var, a quitté jadis l’armée royale et rêve de grades élevés. Le 1 er août 1795, il s’est fait nommer général de brigade !
C’est devant cette sorte de général qu’il faut s’incliner. Barras parade, exhibe Thérésa Tallien comme un joyau.
Elle est vêtue d’une simple robe de mousseline, très ample, tombant en longs et larges plis autour d’elle, modèle inspiré d’une tunique de statue grecque, drapée sur la poitrine, les manches retenues aux épaules par des boutons en camées antiques. Elle ne porte pas de gants. On devine ses seins, ses
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