Le chat botté
demeurait en alerte. Quand le barbouilleur partit, elle ne regarda même pas son tableau qui séchait dans un salon. Elle s’enroula dans un châle mordoré et s’allongea sur un divan d’où elle pouvait entendre des pas dans la cour. A neuf heures du soir elle n’avait pas bougé. Comme le jour baissait, le chef des domestiques alluma les chandeliers :
— Madame dînera-t-elle dehors ou ici ?
— Nulle part, Nicolas.
— Madame est souffrante? Veut-elle que je fasse prévenir le docteur Petit ?
— Je n’ai pas faim, voilà tout.
— Madame n’a besoin de rien ?
— De rien. Enfin si. Monsieur Saint-Aubin, l’avez-vous vu ?
— Il n’est que neuf heures du soir, Madame.
Malgré ses inquiétudes, Rosalie s’assoupit. Vers minuit elle se dressa d’un bond, s’assit sur le divan, aux aguets. Pas un bruit dans l’hôtel, mais peut-être Saint-Aubin était-il monté dans son appartement pendant qu’elle dormait, et n’avait-il pas voulu la réveiller, ou était-il passé par le vestibule sans la voir. Elle choisit un bougeoir, le moins lourd, monta aux étages en tenant devant elle cette lumière branlante qui tordait son ombre sur les murs chargés de tableaux anciens, évocations de la vie facile sous l’ancien régime. Au second palier elle s’arrêta. Toujours aucun bruit. Elle s’avança jusqu’à la porte de Saint-Aubin, l’ouvrit avec des précautions. L'appartement était dans l’obscurité. Elle souffla ses bougies et se dirigea à tâtons vers un canapé où elle s’accroupit pour ne pas manquer le jeune homme à son retour. La voix de Saint-Aubin résonna :
— Ne reste pas ici, Rosalie, reviens dans une heure.
— Tu m’as fait peur !
— Je ne voulais pas.
— Qu’est-ce que tu fabriques dans le noir?
— Ecoute-moi, c’est important.
— Moi aussi j’ai des choses importantes à t’apprendre.
Saint-Aubin se profilait dans l’encadrement d’une fenêtre ouverte sur la rue étroite qui bordait l’hôtel par-derrière. Une sorte de hululement, venu du dehors, le fit tressaillir, il se pencha à la fenêtre, retourna vers Rosalie :
— Pars, reviens dans une heure, je t’en prie.
— Explique-moi d’abord.
— Je ne peux pas.
— Oh si, tu peux.
— Bon... Reste mais promets de ne rien voir.
— Je te promets de ne rien dire.
Un nouveau hululement. Fébrile, Saint-Aubin alluma une lanterne, l’accrocha aux volets, puis il déroula une corde déjà attachée au rebord, la laissa filer jusqu’à la chaussée. Rosalie entendit des chevaux approcher au pas, stationner sous la fenêtre. Saint-Aubin hissa un gros sac en toile, il le jeta sur le plancher, dénoua la corde qu’il relança dans la rue; il exécuta quatre fois ce manège avant que les chevaux ne s’éloignent, posa sa lanterne sur le tablier de la cheminée, ferma la fenêtre, tira les rideaux. Rosalie insistait à mi-voix :
— Explique-moi.
Il vint à côté d’elle, lui prit les mains :
— Tu es bavarde, Rosalie.
— J’ai promis de me taire, tu ne me fais pas confiance ?
— Je ne veux pas te mêler à mes histoires.
— Tu as tort. Je peux t’aider.
— Mais non...
Il s’éloigna à l’autre bout du canapé, renfrogné. Elle le voyait à la lumière de la lanterne sans saisir son regard :
— Qu’est-ce qu’il y a, dans les sacs ?
— Tu es trop curieuse.
— Laisse-moi les ouvrir.
Saint-Aubin se leva d’un mouvement brusque, croisa les bras, se résigna :
— Allez ! ouvre un sac.
Elle se laissa glisser sur le tapis aux motifs tarabiscotés que Delormel avait obtenu contre des billets de faveur au théâtre Montansier. A genoux, elle dénoua le premier sac et en regarda le contenu avec surprise :
— De l’argent ?
— Non. Des assignats.
— Delormel affirme qu’ils ne valent rien.
— Ceux-là moins encore.
— Mais il y en a des liasses et des liasses...
Elle les sortait du sac, les empilait par terre. Saint-Aubin s’agenouilla derrière elle, l’entoura de ses deux bras, lui embrassa le cou et lui expliqua d’une voix très douce :
— Ils sont faux.
— Si les vrais ne valent rien, ceux-là, à quoi ils servent ?
— A pourrir la situation.
— Comment ça ?
— Ces billets ont été fabriqués par des agents de Londres qui appuient notre cause. Nous allons en inonder le pays pour l’appauvrir, pour que le pain soit inaccessible, pour entretenir la rage contre la Convention, pour que le peuple se rebelle et la renverse.
— Que veux-tu mettre à
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