Le chat botté
Beaujolais où se produisaient avant elle des marionnettes à fil, puis elle acheta les arcades du café de Chartres, posséda bientôt une troupe et une autre salle au Havre. Elle avait passé une année de prison à la Petite-Force : le procureur Chaumette l’avait surprise en train de distribuer des médailles royalistes. Barras l’avait délivrée après Thermidor. Pour l’heure, elle commanditait des comédies antirévolutionnaires à succès, suivant le goût du jour et le sien. Cela provoquait des batailles prévisibles entre le parterre et les balcons, lesquelles se prolongeaient dans les jardins. Les muscadins s’égosillaient :
Tyrans, rentrez dans la poussière,
Allez dans le séjour des morts,
Ivres de sang, pleins de remords,
Finir votre horrible carrière!
Des filles les houspillaient parce qu’ils effrayaient les clients; des joueurs plumés au trente-et-quarante, qui se consolaient devant un pichet, se levaient pour participer au chambardement. Des chaises de fer tombaient dans le bassin, éclaboussaient des promeneurs mécontents. Par leur agitation quotidienne, les jeunes gens ne faisaient plus l’unanimité chez les bourgeois, ni même chez la Montansier dont les sentiments royalistes étaient pourtant connus.
Et ils fatiguaient Barras.
Le 14 juillet, jour anniversaire de la Fête de la Fédération, les jeunes gens du café de Chartres eurent une douloureuse surprise et les oreilles écorchées : une Marseillaise retentissante éclatait d’un balcon de la galerie de Valois. Ils s’y rendirent en bande pour protester, le gourdin à la main, bousculant des badauds, mais les chanteurs avaient de la voix et les glapissements des muscadins les indifféraient. Ce fut un combat de chants lorsque Le Réveil du peuple tenta de couvrir les couplets provocateurs.
— Pas de ménagement avec le crime ! criait Saint-Aubin.
— Mort aux rebelles !
— Tous à l’étage!
— Allons frotter ces sans-culottes !
Les têtes fermentaient. Une trentaine de jeunes gens s’apprêtaient à monter dans l’immeuble quand, alerté par des boutiquiers que le vacarme excédait, un bataillon de la garde nationale empêcha les groupes antagonistes de se rejoindre et de s’entre-tuer. Un capitaine à moustaches ordonna aux muscadins de se disperser illico. Saint-Aubin s’en étonna :
— Pourquoi nous ?
— Parce que vous créez du désordre.
— C'est un comble! Vous entendez, vous autres? Nous créons du désordre. Non Monsieur l’officier, le désordre vient de ces terroristes dont la chanson nous insulte!
— Ces gens ont le droit de chanter, citoyen.
— Je ne suis pas un citoyen ! Soyez poli!
Sur un geste du capitaine, crosses en avant, les gardes repoussèrent les muscadins à l’autre extrémité des jardins sous le regard amusé des filles et des promeneurs goguenards auxquels Saint-Aubin prédisait :
— Le règne de la Terreur va revenir !
Les muscadins se replièrent dans leur antre à l’intérieur du café de Chartres, irrités, vexés d’avoir été reconduits avec ce qu’ils prenaient comme une violence insoutenable. Ils voulurent se calmer devant des limonades mais s’échauffaient entre eux :
— Nous ne marcherons plus quand on battra la générale !
— La Convention nous insulte!
— Elle libère des terroristes en cachette, je le tiens de Renard qui travaille à la sûreté générale.
— En cachette? Vous plaisantez, mon cher! J’ai entendu parler d’une amnistie générale en leur faveur.
— Il faut les remettre en prison !
Dussault, en frac rouge, entra à ce moment dans le café; il tremblotait de rage, s’assit, se releva parce que le velours grenat des banquettes jurait avec son vêtement, trempa ses lèvres dans le verre de Saint-Aubin et déclara à ses amis :
— Un obscur député... J’ai même oublié son nom tellement il est obscur... Un obscur député a fait voter par la Convention un décret assassin qui autorise à nouveau La Marseillaise .
Brouhaha dans la salle. Dussault demande le calme et continue :
— Voici le texte, je l’ai en main. Je vous le lis : « Les airs et les chants civiques qui ont contribué au succès de la Révolution seront exécutés par les corps de musique des gardes nationales et des troupes de ligne... »
— C'est infâme!
— Attendez, ce n’est pas terminé, laissez-moi achever la lecture de cet ignoble décret... « Le Comité militaire est chargé de le faire exécuter chaque jour à la garde montante
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