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Le chat botté

Le chat botté

Titel: Le chat botté Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Patrick Rambaud
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Trente, passe l’Adige, arrive au Tyrol... » La géographie, il la connaissait par la pratique. Il gardait en mémoire les aspérités d’un sol et la manière d’y acheminer des canons. A l’école on le qualifiait d’entêté et d’égoïste il n’y avait eu que Patrault, son professeur de mathématiques, pour apprécier le jeune Buonaparte. En latin on le disait faible, et passable en histoire. En fait il traversait les livres, devinait, rebondissait d’un chapitre à l’autre, levait des questions, butinait. Il avait accumulé bien des idées et bien des ouvrages techniques, Les Principes de la guerre de montagne par Monsieur de Bouret, les Campagnes de Vendôme, les Mémoires du maréchal de Maillebois sur une guerre déjà menée en Italie un demi-siècle auparavant, les livres archaïques de Puységur, de Folart, les principes de Carnot et de Saint-Just qui préconisaient la surprise, l’offensive, le mouvement et la guerre totale. Il avait surtout étudié l’ Essai général de tactique de Guibert : il était question de rénover la guerre, ou mieux, de lui restituer sa sauvagerie initiale. Frédéric II et George Washington avaient lu cet ouvrage avec profit, les jeunes officiers de la Révolution en parlaient. Ce qui les séduisait? La primauté affichée de la volonté sur les moyens matériels mis en œuvre : une armée qui a une âme doit l’emporter sur des mercenaires. Le XVIII e siècle avait codifié la guerre. De grosses armées lourdes et lentes, transportant leurs vivres, leurs couturiers, leurs cantines, leurs troupeaux, leurs trésoriers, leurs épouses ou leurs maîtresses, c’étaient des villes qui se déplaçaient et se tiraient dessus en bon ordre. Eh bien non. Guibert réclamait une guerre d’extermination, il proposait des armées plus légères, très mobiles, motivées, enflammées, qui vivraient sur le pays conquis comme autrefois les bandes des condottiere.
    Condottiere.
    Buonaparte n’était pas français, ni corse, il se voulait italien et plus précisemment toscan, avec des ancêtres présumés à Florence où les palais sont rugueux et massifs comme des prisons, où l’air qu’on respire, disait Machiavel, rend subtil. Là-bas, l’Antiquité avait survécu aux Barbares et la Renaissance ne fit que renouer ce lien. Le sinistre Alphonse d’Aragon entra dans Naples précédé par une statue de Jules César couronnée de laurier. Frédéric d’Urbino lisait La Guerre des Gaules . Cola di Rienzo, fils d’une blanchisseuse comme la mère de Buonaparte l’avait été à Marseille, jouait les tribuns en toge. Colonna, Castracani, Colleone étaient des guerriers professionnels que l’on payait cher parce qu’ils étaient efficaces. Otages, délation, torture, terreur, duperie, le bien et le mal tombaient au rang de foutaises. S'il n’était pas un authentique Florentin, le général saluait l’absence de morale en politique.
    Napoléon n’aimait pas perdre du temps. Le lendemain il partit de bonne heure remettre son mémoire à Barras. Il s’attarda en chemin sur le quai des Tuileries; dans la fumée des cuisines en plein vent, les chiffonniers avaient étalé sur le pavé, entre les miettes et les restes de boudin, des mouchoirs volés au Palais-Royal, des vêtements en guenilles que personne n’achèterait, mais le général écoutait les passants pour mesurer l’opinion, hier râleuse, aujourd’hui apaisée. Curieux de ce changement soudain, il remonta vers la place des Victoires, comprit en lisant la même affiche officielle aux portes des boulangeries : chaque citoyen recevra une demi-livre de pain et deux onces de riz. Le Comité de salut public se souciait enfin des Parisiens; malgré la cherté de toutes choses, ils semblaient apprécier la mesure, même si elle n’empêchait pas les ventes sauvages de bois et de charbon dans les rues, même si les domestiques de certains députés revendaient à vingt francs la livre le pain blanc de leurs maîtres, ou les militaires leur pain de munition sec et noir. Alors des rixes éclataient, on se secouait, on s’empoignait pour faire baisser les prix, on menaçait les filous de la police.
    Au Palais-Royal, dans la cohue ordinaire des matinées, Buonaparte avisa un attroupement de muscadins sous les arcades de Valois. Souliers pointus et gourdins plombés frappaient l’étalage d’un libraire. Une chaise brisa la devanture. Des numéros de La Sentinelle , jetés en l’air, retombaient en feuilles éparses

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