Le chat botté
la place ?
— Le roi.
— Tu m’as dit qu’il était mort ou disparu on ne sait où.
— Dans les deux cas les Bourbon existent. La dynastie, voilà notre recours. Même les pauvres regrettent la monarchie : ils mangeaient. Il faut que la Convention sombre et cette fois nous ne l’aiderons pas. Rosalie, Rosalie, nous allons l’emporter contre les hypocrites et les vampires. Une armée d’émigrés se prépare sur les côtes anglaises, elle va aborder la Bretagne, marcher sur Paris et nous délivrer.
— Moi je pense toujours la même chose.
— Quoi ?
— Tu me fais peur.
A l’hôtel du Cadran bleu , Junot avait allumé le poêle; la vapeur poissait les murs et les carreaux. Tout à l’heure il avait appelé le porteur d’eau qui remplissait ses tonneaux sur les berges de la Seine, pour que Buonaparte puisse se tremper dans l’eau bouillante.
— Brosse plus fort ! criait le général à son aide de camp, et l’autre, manches relevées, brossait.
— Je ne vais pas t’étriller comme un cheval, protestait Junot.
— Plus fort !
Et Junot raclait son patron jusqu’au sang. Buonaparte avait une santé bancale et des crises nerveuses parfois violentes. A sa naissance on avait cru qu’il ne vivrait pas, tant il paraissait maigrelet; pour éviter les frais d’un baptême inutile ses parents s’étaient contentés de le faire ondoyer. Garçonnet au teint vert, à la voix sourde, il mangeait vite, digérait mal. Il attrapa très tôt des fièvres paludéennes aux Salines, une terre marécageuse qui appartenait à son père, traîna ce malaise pendant des années jusqu’au siège de Toulon où un fusilier anglais, d’un coup d'esponton, lui perça la cuisse. L'aide-chirurgien Hernandez proposa de lui couper la jambe, il s’y opposa; revenu en première ligne il remplaça un canonnier blessé; l’homme avait la gale. Depuis, Buonaparte se grattait. Il avait des bestioles sous la peau, une vermine le rongeait entre les doigts, aux poignets, partout sauf au visage. Il trempait donc dans un baquet d’eau brûlante pour atténuer l’irritation de cette gale qui, sous forme d’eczéma, l’empoisonnait.
— Plus fort, bourrique !
Junot obéissait. Il lui servait de compagnon, de secrétaire, de confident et d’infirmier. Il pensait à tout. Il avait par exemple acheté une bouteille de vinaigre pour tuer les microbes et améliorer cette eau de la Seine qu’on buvait, plus chère que le vin, et qui vous rongeait les boyaux. Il avait confectionné une pommade de soufre et de beurre frais conseillée pour soulager les maladies de peau. Il se pliait aux caprices de son général, lui, ancien fourrier dans un bataillon de la Côte-d’Or, qui savait écrire sous la mitraille.
Buonaparte sortit de son baquet, échaudé comme un homard, la peau écarlate. Junot lui présenta une robe de chambre informe avant de s’asseoir à la table. Il trempa dans l’encre une plume de corbeau et attendit. Selon les conseils de Barras, pour apprivoiser le Comité de guerre, Buonaparte préparait un mémoire sur l’armée d’Italie; récemment battue, elle avait dû évacuer Vado et Loano.
— Prends note.
Junot avait une écriture bien tournée, et malgré son peu de savoir traduisait sans trop d’erreurs la pensée du général, car il s’agissait de traduire; Buonaparte abrégeait les mots qu’il traçait de sa main ou les accrochait les uns aux autres. « Il écrit comme un chat », disait son frère Joseph. Et puis, quand il dictait, il disait point fulminant pour point culminant, rentes voyagères pour rentes viagères, confondait Smolensk et Salamanque. Il lui fallait un secrétaire exercé qui puisse l’améliorer sur le vif.
— Note !
Comme l’escadre anglaise mouillait en Méditerranée, il conseillait de pénétrer par l’Appenin à la saison froide. Junot écrivait.
— Nos armées ont toutes péri de maladies produites par la canicule, fièvres, moustiques... Donc... Donc le vrai moment d’y faire la guerre c’est d’agir dans le courant de février jusqu’en juillet.
— En février, osait Junot. Dans la neige ?
— Mais oui ! Si les neiges obstruent les cols des Alpes, on pourra diminuer de moitié les troupes destinées à les garder, et on augmentera d’autant l’armée d’Italie, alors on marchera sur Turin ou sur Milan...
Il s’interrompit. Junot resta la plume en l’air. « Tu comprends, disait Buonaparte, à ce moment l’armée se remonte, elle franchit les gorges de
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