Le chat botté
du Palais national. »
— Palais national , pouah! ce vocabulaire jacobin empeste comme une charogne!
— Allons-y en masse!
— Tous dans la cour du Louvre pour interdire l’affront !
Ils marchent ensemble dans les jardins d’un pas conquérant, sans écouter les quolibets des filles ni la grossièreté d’un marchand de marrons qui leur crache : « Bougres de muscadins, vous aurez sous peu la pelle au cul ! » Ils atteignent en peu de temps le Louvre où d’autres sont venus de leurs quartiers, unis dans une sainte colère pour contrecarrer cette Marseillaise désormais obligatoire. Ils attendent jusqu’à midi, impatients, haineux, la garde montante que conduit le général Menou qu’ils pensent acquis à leurs idées. Ils s’interposent en groupe compact, empêchent la garde de se disposer :
— Que la musique joue Le Réveil du peuple ! commande Saint-Aubin.
— Je n’ai pas d’ordre à recevoir de votre part, répond Menou du haut de son cheval.
— Les ordres de la Convention provoquent le désordre !
— J’ai une liste d’airs patriotiques à faire exécuter et je vais obéir, Messieurs.
— Oui, mais pas La Marseillaise !
— Elle figure en première place, Messieurs.
— C'est sur ce chant de guerre qu’on nous a égorgés !
Chacun reste sur ses positions. Menou veut prévenir l’échauffourée : il envoie un grenadier de sa compagnie réclamer un ordre précis à la Convention. Le grenadier part à travers la cour, grimpe les marches des Tuileries pendant que Menou temporise, sans réussir à éteindre la fureur des muscadins :
— A bas les Marseillais !
— On va briser vos instruments !
Saint-Aubin ôte son bicorne en demi-lune et, se courbant, fait un large salut de mousquetaire. Il s’adresse à l’intransigeant général Menou :
— Monsieur le baron, en souvenir du défunt roi dont vous avez été le serviteur aux Etats généraux, ne vous souillez pas avec cette ritournelle sanglante.
— Ai-je mérité ou non votre confiance, l’autre matin dans le faubourg?
— Oui.
— Alors vous devez vous en rapporter à moi.
Les cris redoublent, quand le grenadier envoyé en émissaire apparaît en petites foulées et se plante devant Menou qui lui demande :
— Quelle décision ?
— Aucune, mon général.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— La Convention s’en remet à votre jugement.
Menou lève la voix pour que l’ensemble des muscadins l’entendent :
— Messieurs, je vais vous satisfaire mais, s’il vous plaît, ouvrez un passage à ma troupe.
Il range la garde sur deux colonnes, les fifres en avant, et ordonne :
— Le Réveil du peuple .
La musique joue le fameux air de Gaveau que les jeunes gens chantent en chœur, sauf quelques-uns qui clament :
— Vive le général Menou !
— Mort aux jacobins !
Comme des gardes nationaux ont posé leurs fusils pour applaudir, les muscadins se croient vainqueurs et s’en retournent parader au Palais-Royal.
Dans l’antichambre des appartements de Barras, un Saint-Aubin rageur était prêt à corriger le majordome inexpressif, chauve comme un genou, qui lui refusait l’accès des salons :
— Je vous répète, jeune homme, que le citoyen représentant déteste les intrus pendant son repas.
— Annoncez-moi.
— Laissez votre nom, je préviendrai.
— Il y a urgence.
— J’ai des consignes.
Par une porte entrouverte sur un couloir, Saint-Aubin voyait la valetaille qui portait sur des plateaux d’argent une tripotée de cailles farcies, un cochon de lait passé entier à la broche, des côtelettes aux manches décorés d’un frisottis de papier. Furibond en face du larbin impassible, le jeune homme leva sa canne et brisa net une chinoiserie qui trônait sur une console d’ébène. Le majordome attrapa Saint-Aubin par son collet noir et se préparait à le jeter sur le palier lorsque Barras ouvrit en grand la porte du couloir, front plissé, mécontent du raffut, une serviette nouée autour du cou et une cuisse de lapin à la main :
— Holà! Vous ne vous contentez plus de troubler les jardins, sous mes fenêtres, mais encore vous vous permettez de venir chez moi tout casser?
— J’ai à me plaindre, dit Saint-Aubin que le majordome avait lâché.
— De quoi diable ?
— Vous tirez de prison les jacobins dangereux que nous y avions fourrés, vous imposez leurs chants, vous...
— Pour votre participation, dans le faubourg, n’avez-vous pas reçu de beaux certificats? Cela ne suffit pas
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