Le chat botté
aussitôt piétinées.
— C'était à prévoir.
Un homme aux cheveux plats et à la redingote tachée s’était approché de Buonaparte et lui parlait en considérant la scène :
— C'était à prévoir, que la boutique de Louvet serait attaquée par ces énergumènes.
A sa voix, le général venait de reconnaître le représentant Tallien mais il avait changé d’aspect; l’élégant de la veille négligeait sa tenue comme un jacobin. Il expliqua que La Sentinelle , le journal de Louvet payé par les Comités, dénonçait maintenant les émigrés avec virulence, traitait les muscadins de vautours à figures humaines, mettait en garde les républicains contre une éventuelle Saint-Barthélemy, affirmait que des prêtres, dans la région de Grenoble, avaient coupé le nez des patriotes et que les agents de l’étranger payaient mille livres chacun de ces dégoûtants trophées. Là-bas, sous la galerie, des hussards en vadrouille s’interposaient, l’un d’eux dégaina son sabre, les jeunes gens regagnèrent le café de Chartres :
Peuple français, peuple de frères,
Peux-tu voir, sans frémir d’horreur
Le crime arborer la bannière
Du carnage et de la terreur...
Tallien demanda au général s’il se rendait chez Barras. Oui. Lui aussi. Il partait en mission le jour même et allait en discuter :
— Quand nos jeunes écervelés vont apprendre ce qui m’envoie en Bretagne, ils vont se déchaîner. Une armée d’émigrés a débarqué à Quiberon.
— L'expédition échouera comme à Carnac.
— Tu es bien sûr de toi, général.
Le mois précédent, des émigrés revêtus d’uniformes anglais avaient débarqué à Carnac; les chouans avaient grossi leur troupe mais ils n’avaient pas su s’organiser et ils avaient été taillés en pièces. Tallien doutait :
— Cette fois l’affaire paraît sérieuse. Nos guetteurs ont compté plus de cent navires dans la baie de Quiberon, des frégates, des chaloupes, des bâtiments de transport...
— Les émigrés et les chouans ont trop de chefs, dit Buonaparte. Ils se jalousent. Dis-moi à quoi ressemble Quiberon ?
— Des hameaux de pêcheurs sans eau potable.
— Il n’y a qu’à bloquer les accès.
— Hoche s’y emploie. L'armée de l’Ouest construit des redoutes et creuse des fossés pour coincer les royalistes.
— Que vas-tu faire auprès de Hoche ?
— Ma mission de représentant. Aux militaires de nous livrer des prisonniers, à moi de les juger avec une sévérité très républicaine.
— Tu ne penchais pas vers les royalistes ?
— Moi ? Je vais prouver le contraire, général. Tout change.
— Oui. Regarde tes anciens protégés...
Buonaparte montrait à Tallien le café de Chartres qu’un détachement de la garde nationale entourait. Un officier y entra avec une vingtaine de fusiliers. Mis en joue, encerclés, les muscadins présents dans la salle se laissèrent emmener.
— Tu assistes à la répétition de ce qui va se passer à Quiberon, dit le général à Tallien.
Déçus par la Convention qui les désavouait en libérant des jacobins incarcérés après l’émeute du printemps, les muscadins attendaient un roi. Saint-Aubin se réjouissait de servir cette cause. Pensez-donc! Que lui demandait-on? D’écouler les faux assignats qu’il avait reçus comme la plupart de ses compagnons. Il dépensait donc à sa guise. Une longue partie de la nuit il avait joué pour gaspiller une fortune avec bonheur. Au matin il avait retrouvé Rosalie, l’avait emmenée déjeuner à l’angle du boulevard, chez Frascati dont le patron regrettait l’ancien régime, quand les clients savaient déguster ses glaces. Ils y déjeunèrent sous une tonnelle de glycines, repassèrent dans les huit salons décorés à l’antique; des actrices, des noceurs, des mondaines, des petits-maîtres papotaient sous des lustres en cristal de roche et rajustaient leurs tenues dans les grands miroirs encadrés de bois orange. Un groupe de muscadins s’excitait, assis sur des chaises étrusques autour de petites tables rondes. Dussault était parmi eux; il arrêta Saint-Aubin qui marchait au bras de Rosalie en tenant sa mallette de fausse monnaie, canne plombée sous le bras :
— Vous avez l’air rudement joyeux, mon cher.
— Je dépense, je dépense!
— Vous ne savez donc pas.
— Que faut-il savoir ?
— Notre café de Chartres a été fermé tout à l’heure, des amis conduits en maison d’arrêt.
— Réclamons l’arrestation des
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