Le chat botté
responsables de cette opération !
— A qui ?
Il y eut un instant de silence. Cette question pertinente les embarrassait. Saint-Aubin demanda à son ami Dussault d’intervenir auprès de Fréron, puisqu’il écrivait ses articles et ses discours, mais Dussault leva les épaules :
— Je ne l’ai pas vu depuis des jours.
— Vous n’avez pas lu L'Orateur du peuple de ce matin, Saint-Aubin ?
— J’étais trop occupé à perdre de l’argent.
— Tenez, lisez vous-même.
Saint-Aubin souleva son inutile bandeau noir et s’aperçut que la feuille, qui jusque-là chantait leurs louanges, était brusquement devenue hostile aux jeunes gens. « La royauté, écrivait Fréron ou son nouveau secrétaire, l’exécrable royauté, croyez-vous donc qu’on puisse la rétablir si facilement? Est-ce pour nous donner un roi que nous avons abattu Robespierre? » Saint-Aubin jeta ce torchon sur une table en disant :
— Allons assiéger le Comité de sûreté générale, ce ne sera pas la première fois.
— Vous oubliez que Louvet y sévit. Il nous déteste, il nous insulte dans son journal.
— Nous allons souvent danser à la Chaumière, dit Rosalie.
— Mais oui ! Elle a raison! Thérésia nous soutiendra. Sous la Terreur, à Bordeaux, combien des nôtres a-t-elle sauvé de la guillotine? J’irai ce soir et je vous rendrai compte, mais où, si le café de Chartres nous est interdit ?
— Des sections entières de la garde nationale marchent avec nous, dit Dussault. La section LePeletier nous offre un hébergement sûr au couvent des Filles-Saint-Thomas. Ils ont un état-major composé de chouans très montés contre la Convention.
Rassuré par ces nouvelles perspectives, Saint-Aubin prit congé mais il n’était pas question d’aller si tôt à la Chaumière. « Allons perdre nos assignats aux Bosquets d’Idalie , tu veux ? » dit-il à Rosalie; elle adorait s’y promener et y valser le soir dans le salon de verdure, sous des lumignons multicolores; elle y avait gagné un bracelet en or massif à un concours de danse. Ils empruntèrent un fiacre numéroté, à l’arrêt sous les marronniers du boulevard, et se firent mener à la barrière Montmartre pour une poignée de faux billets. Les Bosquets d’Idalie occupaient la colline. Tout était aménagé en féerie. Les allées, les gazons débordaient de promeneurs. Ils longèrent un ruisseau artificiel, le remontèrent jusqu’à une source qui coulait entre des pierres biscornues, riaient comme on rit à vingt ans en oubliant tout, le roi, les Comités, la mode, les expéditions punitives et mille autres soucis. Ils s’embrassèrent près d’un chalet entouré de rochers en carton, ils s’amusèrent au jeu des glaces qui les multipliait ou les déformait à l’intérieur d’un temple en stuc. Rosalie faillit tomber dans un furieux torrent de montagne bondissant sur des galets; elle eut une frayeur quand elle posa le pied sur une trappe d’où surgit un automate chinois : il lui offrait des fleurs en plumes. Près d’un clocher arrangé comme une ruine, un ermite vêtu de bure les appela dans sa fausse barbe pour leur débiter la bonne aventure. Ils l’écoutèrent sans rien apprendre de sérieux mais l’homme costumé, les mains pleines d’assignats, termina ses prédictions d’une manière plus concrète : « Je vois des cavaliers, ils portent à leurs shakos un plumet vert et rouge, ils vous attendent... » L'homme dit encore : « Il y a de la police dans l’air. »
Au bas de la colline magique, la réalité se présentait sous la forme d’un escadron de cavalerie légère sans doute venu de banlieue. Des chasseurs à cheval scrutaient la foule qui entrait et sortait des jardins. Dès qu’ils repéraient des jeunes gens aux habits extravagants, une cravate verte, un collet noir, ils poussaient leurs montures, les entouraient, les isolaient dans la cohue et les conduisaient, sabre au poing, jusqu’aux fourgons attelés près de l’ancien octroi de la barrière Montmartre. Personne ne protestait. Aux Bosquets d’Idalie on venait danser et rire et boire; le sort des muscadins n’intéressait plus, enfin, pas ici. Debout devant un simulacre de temple grec, Saint-Aubin jeta dans l’herbe sa canne et son bicorne démesuré, il enrageait :
— Fréron nous trahit! Barras nous trahit! Ce n’est pas une canne dont nous avons besoin, mais de fusils !
— Barras ne t’en veut pas à toi, soupira Rosalie.
— Moi je lui en veux !
— Je
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