Le chat botté
garde bourgeoise, à pied ou sur les chevaux volés. Ils redescendirent au cœur de la ville par la rue de Rochechouart presque déserte ; il y avait peu de maisons en bordure des friches, des hôtels disséminés çà et là, une flopée de cabarets douteux, Le Berger galant , Le Caprice des Dames , La Vache noire , près d’une vingtaine à la queue leu leu où les ouvriers, les tire-laine, les vicelards venaient à la tombée du soir et aux lampions se saouler en tripotant des filles sans vergogne pour trois sous. A cheval côte à côte sur les montures efflanquées des chasseurs, Saint-Aubin et Dussault souriaient. Saint-Aubin était très fier de sa nouvelle carabine. Dussault était heureux parce qu’au couvent des Filles-Saint-Thomas les sectionnaires allaient distribuer cette farine au nom du roi.
Dussault avait perfectionné son tir en abattant les chiens sauvages qui couraient les rues et mordaient, ce qu’un décret de la Convention autorisait pour liquider ces méchantes bêtes. Ainsi exercé, il entraînait des muscadins en rase campagne et Saint-Aubin en était, avec sa carabine. Certains avaient détressé leurs cadenettes, jeté leurs peignes, ils portaient des habits anodins, ils espéraient passer inaperçus, éviter la conscription dont le Comité de salut public les menaçait. Saint-Aubin avait ôté son fameux bandeau, il redevenait en apparence le clerc de notaire qu’il avait été. Entre eux ils disaient : « Nous avançons camouflés. » Les plus convaincus étaient les moins à la mode.
Ce jour-là ils avaient déjeuné en groupe dans une guinguette des Champs-Elysées, dehors malgré un froid vif, pour s’aguerrir, emmitouflés dans leurs manteaux, puis ils avaient traversé la forêt jusqu’à sa lisière par la route cahoteuse qui descendait vers le village de Neuilly. Ils avaient attaché à des jeunes chênes les chevaux récupérés aux convois de vivres qu’ils attaquaient régulièrement, et visaient des chapeaux flanqués sur des pieux.
— J’oublie le couvre-chef, je pense à la tête d’un foutu jacobin et je fais mouche, dit Saint-Aubin.
— A plus de trente pas et du premier coup! le félicitait Dussault en inspectant un chapeau troué à l’emplacement de la cocarde.
— Arrêtez ! cria un de leurs compagnons qui, en retrait, chargeait avec peine son lourd fusil. Voyez ce qui nous arrive au bout de la plaine des Sablons.
Ils se tournèrent tous du côté de l’ouest.
— L'armée...
Il ne s’agissait plus de quelques détachements venus en renfort des garnisons de banlieue. Un soleil blanc éclairait des milliers de cavaliers et de fantassins, les casques, les cuirasses, les pointes des lances et l’acier des lames, le rouge des plumets aux shakos des hussards. Ils progressaient comme une vague, méthodiques et lents, et recouvraient la plaine. Il y en avait des régiments entiers. Ils ne ressemblaient plus aux volontaires de la République, qui combattaient pour des principes et retournaient à la moisson dès la première victoire acquise, ils s’étaient transformés en guerriers, leurs baïonnettes, leurs sabres avaient percé des tripes, ils avaient le pas lourd des mercenaires, ces professionnels qui appartenaient maintenant à leurs généraux, car ceux-ci les payaient de leur poche, si l’on peut dire, grâce au pillage des régions conquises. Ils avaient passé le Rhin, ils avaient annexé la Belgique; la Convention les appelait à son secours.
Nos muscadins s’affolaient.
Ils sautèrent à cheval et rebroussèrent chemin au galop sur la mauvaise route, par les Champs-Elysées, qui menait à la place de la Révolution où s’était trop longtemps dressée la guillotine, et où les narguait, assise sur le socle d’une statue détruite de Louis XV, une colossale Liberté peinte en bronze. Les grilles du jardin des Tuileries étaient ouvertes, Saint-Aubin quitta les autres : ils allaient remonter les boulevards pour regagner la section LePeletier qu’il fallait avertir du nouveau danger.
— Laissez votre stupide Commission, Saint-Aubin, l’heure est grave.
— Cher, très cher Dussault, si nous devons récolter des informations sur l’entrée des troupes dans Paris, c’est bien au palais.
— Dans votre mansarde?
Sans répondre, un peu vexé par la réplique moqueuse de son ami, le jeune homme tourna la bride et se dirigea vers l’entrée du jardin de plain-pied avec la place. Il parcourut au petit trot les allées poudreuses, entre
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