Le chat botté
envoient quarante mille hommes aider leurs alliés indigènes, ils reprennent les villes conquises. Maillebois va se retourner contre eux mais il partage le commandement avec un infant espagnol (Bourbon, en plus!) qui l’en empêche. Le sot! Maillebois lui était subordonné, il obéit et sa campagne d’Italie est manquée.
— S'il avait désobéi ?
— Il aurait été fusillé.
— Je pose ma question autrement, général : s’il avait pu suivre son plan ?
— Il serait remonté sur Milan en traversant l’Adda.
— La quoi ?
— L'Adda, ignare! C'est un fleuve. Il l’aurait franchi à l’endroit que je te montre, ici, le pont de Lodi, pour foncer sur la route de Milan.
Buonaparte se releva et tapa du poing sur le bureau :
— La guerre est un métier ! Il y faut à la fois de la science et de l’intuition, savoir décider sur l’instant, sans tarder, en étudiant ses chances.
— Je croyais que le nombre devait l’emporter...
— Fouterie ! Tu as vu comment tes amis royalistes ont été cueillis à Quiberon? Ils étaient plus nombreux que les soldats de la République, mais ils ont été pris comme dans une ratière. En face d’eux il y avait Hoche.
— Mes amis, comme vous dites, général, étaient pourtant commandés par des gens de valeur.
— Courageux sans doute, mais sans vision. Le comte d’Hermilly? Un impulsif, un prétentieux. Le comte de Puisaye? Trop jaloux de ses pouvoirs. Ils se sont chamaillés autour de stratégies différentes, comme mon Bourbon et Maillebois. Ecoute-moi bien : pour mener une offensive, il ne peut pas y avoir plusieurs chefs.
— Les directives que vous préparez pour le général Kellermann...
— Du vent!
— Vous travaillez tout de même pour lui.
— Je travaille pour moi.
— Parce que vous connaissez mieux l’Italie et que vous tenez à le faire savoir ?
— Parce qu’un général en chef ne doit pas avoir besoin de directives. S'il en a besoin, ce n’est qu’un plaisantin à destituer.
— A Valmy, il a mis les Prussiens en déroute...
— Lui ? Tu veux rire, pauvre innocent ! Les Prussiens ont été vaincus par la dysenterie.
Saint-Aubin quittait toujours les Tuileries en méditant. Il n’avait été clerc de notaire que pour survivre pendant les heures pénibles de la Terreur, mais son père ambitionnait pour lui une carrière autrement noble. Chevalier, avec un blason, il aurait dû étudier les armes, devenir officier comme les aînés des familles aristocrates, même de piètre lignée. Avec Buonaparte il se croyait à l’école militaire; celui-ci savait ses opinions royalistes et ne l’en critiquait pas, il semblait préférer l’art de la guerre aux manipulations de la politique. Il côtoyait Barras, mais Saint-Aubin aussi, et Fréron, et Delormel, et Thérésia aux nuits de la Chaumière. De quel côté le général irait-il exercer ses talents si les sections parisiennes se dressaient contre la Convention ? Saint-Aubin participait aux réunions orageuses de la section LePeletier, au couvent des Filles-Saint-Thomas, mais avec l’esprit troublé. « Un roi ou du pain », la formule de l’abbé Brottier qu’il avait criée mille fois lui parut soudain étrange. Pourquoi pas « Un roi et du pain » ? Si le peuple avait le ventre plein, cela suffirait à sauver la République ? Or le prix des denrées était en train de baisser : la Convention rançonnait les provinces pour que d’imposants convois approvisionnent la capitale.
Dans la vaste chapelle de la section LePeletier on utilisait la chaire en guise de tribune. Dussault y était monté pour prêcher l’évidence : il proposait d’affamer Paris. Comment ? En interceptant les convois de ravitaillement qui alimentaient quotidiennement la capitale, ainsi le feu reprendrait à nouveau, ainsi la révolte se généraliserait chez les mal-nourris, et la Convention sans appui serait flanquée par terre à la première attaque. « Les provinces nous suivent et nous aident, assurait Dussault. Beaucoup de paysans refusent les réquisitions, ils cachent leurs récoltes ou défendent leurs greniers avec des fourches. Dans l’Aisne, dans la Somme, dans la Marne, regardez l’affiche collée aux murs et aux arbres! » Il la montrait et la lisait, cette affiche : « Peuple français, reprends ta religion et ton roi légitime, et tu auras la paix et du pain. » Dussault fut acclamé, les sectionnaires votèrent sa proposition à main levée et prirent aussitôt des mesures.
Voici
Weitere Kostenlose Bücher