Le chat botté
soutenir la Convention ?
— Oui mais avec quoi? Ils n’ont plus d’armes, ils on dû rendre même leurs piques.
— Ils auront de l’eau-de-vie et des cartouches. Alors ?
— Alors oui, je te le répète, c’est facile.
— Ils seront payés.
— Ce sera encore plus facile.
— J’ai pensé en employer un contingent pour renforcer la garde de l’Assemblée, au nom du Comité de salut public.
— Tous ceux que le Comité a sortis de prison marcheront sans hésiter pour la République.
Barras raconta à Fouché les derniers événements de Paris. Comment les muscadins exagéraient leurs incessantes provocations, comment les sections bourgeoises cherchaient l’affrontement. Le marquis de Montaran avait fait rosser par ses nervis l’inspecteur général de l’armée d’Italie. Hier, des jeunes gens avaient tiré sur une patrouille qui voulait les disperser. Pour tenir, la Convention se durcissait et les sévères mesures qu’elle prenait participaient à cette ébullition : les insoumis de la jeunesse dorée seraient enrôlés de force; les fils, les neveux, les oncles des émigrés étaient désormais écartés des fonctions publiques, comme les prêtres, ces trublions, qui devaient dès lors déclarer leurs lieux de culte et signer une déclaration d’allégeance à la République. Les agents de la sûreté générale rapportaient des ragots, des rumeurs, des escarmouches – un climat. Ils utilisaient pour en parler les mots volcan , catastrophe , crise , funestes conséquences et même guerre civile .
— La guerre civile, dit Fouché, le faubourg l’espère, mais le bataillon que tu me demandes de monter, il ne comptera pas que des héros de Valmy ou de la Bastille.
— Je m’en doute, dit Barras, et je m’en fiche.
— Même des gens comme Dupertois ?
— Connais pas.
— Mais si ! c’est le serrurier qui a tranché la gorge de Féraud.
— Je le croyais guillotiné.
— Pas un instant. Pendant l’émeute populaire du printemps, si tu ne l’as pas vu sur les barricades c’est que je le cachais dans ma porcherie. Tu l’as aperçu il y a moins d’une heure. Il m’aide pour les cochons. Il s’est juste rasé le crâne et a laissé pousser des moustaches.
— Il ne lui reste plus qu’à changer de nom après avoir changé de tête. Tu lui fais vraiment confiance ?
— Les muscadins, les royalistes, les bourgeois, il meurt d’envie de les dévorer, ce cannibale. Combien en veux-tu, des hommes de cet acabit ?
— Mille, quinze cents.
Après avoir quitté Fouché et être remonté en selle, Barras demanda son avis à Buonaparte qui était resté muet ou presque. Le général répondit avec une ombre de sourire :
— A tes côtés j’apprends la politique.
— Une simple stratégie, comme à l’armée.
— Non, pas comme à l’armée.
— Comme tu voudras, mais je te parlais de Fouché, qu’en penses-tu ?
— Je pense qu’il y a deux leviers pour soulever les hommes : l’intérêt et la peur.
Malgré son emballement pour les idées royalistes, Saint-Aubin ne manquait jamais le rendez-vous du soir à la Commission des plans de campagne. Il se sentait couvert par cette activité; si des gendarmes l’attrapaient pour l’encaserner, il pourrait leur cracher au visage : « L'armée, j’y suis déjà, et ma fonction dépend des Comités. » Et puis il continuait à observer Buonaparte avec insistance : d’où tirait-il cette énergie rageuse, ce général sans soldats qui combinait des batailles sur le papier? Buonaparte s’arrêtait souvent de dicter, et quand il réfléchissait à voix haute, quand il s’enflammait pour l’Italie, Saint-Aubin voyait des images, madones éclairées par des cierges dans des niches grillagées à l’angle des rues baroques de Milan, magasins fermés avec des toiles aux heures chaudes, vignes qui grimpent aux arbres entre Vicence et Padoue, les prés, les champs de blé, les rizières du Piémont oriental, les murs étrusques qui tiennent la colline au long du sentier montant à Volterra...
Pour réfléchir, le général avait besoin d’un auditoire, même ignorant, alors il faisait venir Saint-Aubin à côté de lui, à quatre pattes devant la carte d’Italie du Nord dépliée en entier sur le plancher; il suivait du crayon le cours des fleuves et des routes :
— Tu vois, il y a cinquante ans, le maréchal de Maillebois écrase les Piémontais à Bassignano, il s’empare d’Asti, de Valenze, de Tortone. Les Autrichiens
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