Le chat botté
pourquoi, par un matin frisquet de septembre, des sectionnaires avec leurs uniformes fantaisistes de gardes nationaux, guêtres ou bottes, bonnets de police à flammes en pointe, oursons, bicornes de feutre noir, armés de fusils chargés, d’espontons, de piques, de sabres, s’étaient emparés de la guérite roulante de l’ancien octroi, depuis longtemps abandonnée, à la barrière Poissonnière. Ils attendaient le ravitaillement qui venait des campagnes. Leur commandant, un avocat debout sur ses étriers, scrutait avec une lorgnette de marine la route de Saint-Denis d’où surgirait fatalement un convoi.
Des muscadins et quelques chouans les avaient accompagnés mais ne se montraient pas, trop voyants, à l’écart sous les rangées de marronniers du boulevard Rochechouart qui longeait à l’extérieur la muraille des Fermiers généraux et son chemin de ronde.
Un cortège de chariots bâchés se montra en fin de matinée à la droite de la colline Montmartre et s’avançait lentement. Il était escorté par des chasseurs à cheval, mais peu nombreux se rassura le commandant, l’œil rivé à sa lorgnette : « Tout le monde en place! » Chacun prit son poste selon un plan arrangé pour aborder les voitures de ravitaillement et désarmer les chasseurs. Saint-Aubin, Dussault et leurs amis muscadins s’accroupirent derrière des taillis, les gardes se disposèrent devant la barrière, l’un alluma son brûle-gueule, l’autre avala une gorgée d’eau-de-vie à la gourde qu’il avait accrochée à son havresac.
— Halte ! dit le commandant, et il levait sa main gantée de blanc.
Le premier chariot s’arrêta à quelques mètres de la barrière, immobilisant l’ensemble du convoi. Les cochers avaient l’air surpris de cet inhabituel contretemps. Le sergent des chasseurs trotta le long des voitures pour venir à la hauteur du commandant des gardes :
— Que se passe-t-il ?
— Nous devons vous remplacer et guider nous-mêmes vos chariots.
— Pourquoi ?
— Des bandes de royalistes veulent s’en emparer.
— Ça m’étonnerait! dit le chasseur en dégainant son sabre.
— Remettez votre arme au fourreau et retournez dans votre garnison.
— Je n’ai pas d’ordre!
— Je vous le donne.
Les autres chasseurs se massaient autour de leur sergent, et les gardes de la section LePeletier les entouraient.
— Foutredieu ! jura le sergent. C'est un traquenard !
— Vous l’avez dit, répondit le commandant.
Il fit un geste et ses gardes épaulèrent leurs fusils.
— Jetez vos armes au sol, dit encore le commandant de sa voix persuasive d’avocat.
— Jamais !
Le sous-officier des chasseurs leva son sabre mais un coup de pistolet le renversa raide mort en arrière sur sa selle. Dussault venait de tirer et il visait juste. Les muscadins et les chouans se mêlèrent aux gardes, plus nombreux que les malheureux chasseurs qui avaient du mal à retenir leurs chevaux affolés par cette détonation brusque. A la seconde injonction ils jetèrent leurs armes et leurs gibernes, puis les muscadins les emmenèrent avec poigne dans la guérite roulante où ils les entassèrent à coups de canne avant de refermer la porte; deux gardes, charpentiers de leur état, clouèrent cette porte avec des planches en riant des prisonniers qui tapaient des poings et des bottes contre les parois solides de la guérite. Les assaillants ramassèrent les armes diverses des soldats; Saint-Aubin choisit un fusil léger à canon court.
Les cochers, effrayés, couraient au loin, sauf les premiers du convoi, hébétés, trop proches des fusils de la section LePeletier. Le commandant leur demanda, très poli :
— Que transportez-vous, braves gens ?
— De la farine, citoyen, rien que de la farine pour vous nourrir...
— Nous allons vérifier, et si tu mens, gare à tes oreilles !
— Vérifiez, vérifiez, pour sûr que je mens pas.
Gardes et muscadins fouillèrent les chariots pour n’y trouver que des empilements de sacs ventrus. Quand ils en perçaient un à la baïonnette, de la farine coulait à flots. D’autres poussaient la guérite roulante où glapissaient les soldats et la versèrent dans un fossé; le corps du sergent, traîné jusque-là par les poignets, rejoignit la guérite d’où sortaient des cris et des plaintes. Les gardes remplacèrent les postillons enfuis, qu’on voyait courir là-bas à travers champs, et le cortège de chariots franchit enfin la barrière Poissonnière, encadré par la
Weitere Kostenlose Bücher