Le chat botté
as profité, et aussi la République qui l’a faite.
Napoléon passait chaque jour chez l’amie de sa mère, Madame Permon, qui était rentrée à Paris avec sa fille Laure et son mari qu’elle ramenait de Bordeaux épuisé par la maladie. Croyant échapper aux dangers de la capitale livrée aux émeutes populaires, elle n’avait assisté dans le Midi qu’à des scènes atroces, elle avait vu précipiter des femmes et des enfants du haut des tours, elle avait vu des cadavres tronçonnés que rejetaient les flots dans les cavernes près de Beaucaire. La grande et belle maison où elle logeait sa famille, l’hôtel de l’Autruche, se trouvait hélas dans cette rue de la Loi qui bordait sur un côté le couvent des Filles-Saint-Thomas, le foyer de l’insurrection qu’on redoutait. Dans sa chambre, amaigri, le regard morne, secoué de fièvres, Monsieur Permon tressaillait quand il entendait crier les sentinelles de la section LePeletier, et la peur aggravait son mal. Les invités causaient au salon à voix basse, mais Madame Permon ou sa fille allaient à son chevet à la moindre plainte. Un soir où il suffoquait, le domestique refusa de chercher son médecin, effrayé par les patrouilles et par la pluie qui tombait à verse. Laure voulut se dévouer et décrocha sa capeline mais Buonaparte refusa que la fillette sorte :
— Laissez faire votre Chat botté, Mademoiselle Laurette. Votre père a besoin de votre mère et votre mère a besoin de vous. Donnez-moi le nom et l’adresse du médecin. J’y vais.
Le docteur Duchaunois habitait rue Vivienne, à dix minutes de marche. Buonaparte enfila sa redingote gris souris, en remonta le col, enfonça son chapeau rond et dégringola les escaliers en courant. Il courait encore dans la rue quand il entendit hurler :
— Halte !
Il s’arrêta net, les pieds dans une flaque, dégoulinant sous l’averse et les gouttières qui giclaient. Des sectionnaires avec des chapeaux hauts de forme surgirent d’un porche et approchèrent une lanterne de son visage. Ils avaient été alertés par les pas précipités du général, parce qu’on n’y voyait rien à cette heure et sous ce rideau de pluie.
— Pourquoi il court comme ça, le monsieur ?
— Je vais chercher un médecin rue Vivienne.
— Vous appartenez au quartier ?
— Je dînais chez des amis. Ils ont besoin d’un médecin, c’est urgent.
L'un des deux fouilla le général en le palpant :
— Il n’a pas d’armes mais il tremble.
— Je tremble de froid.
— Vous n’auriez pas plutôt eu peur qu’on vous tire dessus ?
— Avec vos fusils mouillés? Si vous voulez vous en servir quand il pleut, pointez le canon vers le sol pour que l’eau ne rentre pas dedans.
Les sectionnaires disparurent s’abriter. Buonaparte poursuivit son chemin, tira le médecin de son appartement et le conduisit au même rythme, sans être inquiété par une patrouille : la pluie redoublait et les sectionnaires ne faisaient pas de zèle. Sur le palier de Madame Permon, la porte était ouverte et deux parapluies s’égouttaient; le docteur Duchaunois posa le sien contre le mur, sur le paillasson, reprit son souffle et essuya ses lunettes embuées avec un mouchoir à carreaux grand comme une serviette. Le domestique affolé et Laure Permon se précipitèrent :
— Enfin vous, général !
— Sauvez-nous des mauvaises personnes qui nous tracassent !
Debout devant la double porte de la chambre, qu’elle avait fermée à clef, Madame Permon interdisait le passage à deux muscadins insolents; ils se retournèrent ensemble à la question rude de Buonaparte :
— Que voulez-vous diable ?
— Nous voulons savoir pourquoi le dénommé Permon, qui loge ici depuis dix-sept jours, n’est pas inscrit à la section.
— Il ne figure pas sur nos registres, dit le second en consultant un cahier.
— Mais il est très malade! s’emportait Madame Permon.
— Vérifions cette curieuse maladie, dit le premier.
— Ce n’est pas le moment d’être malade quand la patrie est en danger, poursuivit le second.
— Ce monsieur est au plus mal, plaida le médecin.
— Nous voulons nous en assurer.
— Le docteur Duchaunois le soigne, dit le général, les dents serrées, qui se contenait à grand-peine.
— Duchaunois, Duchaunois, dit le second muscadin en rouvrant son cahier.
N’y résistant plus, Buonaparte saisit les deux énergumènes par leurs manches et les poussa sur le palier; ils en perdirent leurs bicornes et le
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