Le cheval de Troie
monde. La superstition et la crédulité de tout homme s’allient en Priam à une crainte sacrée. C’est donc un bouc émissaire qu’attend le roi, pour l’opposer à Achille et à ses Myrmidons.
— Sera-ce Penthésilée ou Memnon ? demanda Achille.
— Penthésilée, sans le moindre doute. Les amazones sont entourées de mystère, auréolées d’une magie propre aux femmes. Même si Apollon garantissait la victoire aux Troyens, Priam ne saurait permettre à Hector d’affronter Achille, tant les oracles l’ont terrifié.
— Tout ceci n’est que trop vrai, soupira Nestor.
Diomède, qui bien sûr était au courant, souriait. Je regardai Achille dans les yeux. Ulysse nous observait. Il frappa soudain le sol avec le bâton, si fort que nous sursautâmes tous. Il reprit ensuite la parole d’une voix tonitruante.
— Il faut provoquer une querelle !
Nous étions muets de stupéfaction.
— Les Troyens eux aussi pratiquent l’espionnage, continua Ulysse. En fait, les espions troyens présents dans notre camp m’ont été aussi utiles que ceux que j’ai placés à l’intérieur de Troie. Je connais chacun d’entre eux et leur fournis les informations à transmettre à Polydamas, le Troyen qui les a recrutés. Inutile de préciser qu’ils ne lui rapportent que ce que je veux bien leur dire, le nombre dérisoire de nos soldats, par exemple. Mais depuis quelques lunes, je les encourage également à y ajouter un ragot de mon cru.
— Un ragot ? s’étonna Achille en fronçant les sourcils.
— Oui, tout le monde aime colporter des ragots.
— Et pourrions-nous savoir lequel ? demandai-je.
— J’ai fait courir le bruit que toi et Achille nourrissez l’un pour l’autre une haine implacable.
— Une haine implacable… répétai-je lentement.
— C’est exact, dit Ulysse, l’air fort satisfait. Les simples soldats cancanent toujours sur leurs supérieurs, et ils n’ignorent pas que déjà, par le passé, des différends vous ont opposés. J’ai donc répandu la rumeur que les choses s’envenimaient rapidement entre vous.
Achille, livide, se leva.
— Je n’aime pas ce ragot, homme d’Ithaque ! s’exclama-t-il.
— J’en étais sûr, Achille. Mais rassieds-toi, écoute donc la suite ! Cela s’est passé à la fin de l’automne, quand à Andramyttios on a partagé le butin de Lyrnessos. Comme il est triste de voir de grands hommes se quereller ainsi à propos d’une femme…
Je serrai furieusement les deux bras de mon siège. Achille avait un regard noir.
— Bien sûr, poursuivit Ulysse, il était inévitable qu’un tel ressentiment provoquât une crise. Et nul ne sera surpris par une nouvelle dispute.
— Et pourquoi nous disputerions-nous ? fis-je. Pourquoi donc ?
— Patience, Agamemnon, patience ! Permets tout d’abord que je m’attarde sur les événements d’Andramyttios. La deuxième année t’a fait cadeau d’une prise spéciale, en témoignage de son respect : Chryséis, fille du grand prêtre d’Apollon de Lyrnessos. Il a revêtu une armure et pris une épée. Il est mort en combattant. Mais à présent, Calchas nous prédit le pire si nous ne la mettons pas sous la garde des prêtres d’Apollon, à Troie. Nous risquons la colère du dieu si Chryséis ne leur est pas rendue.
— Ce que tu dis est vrai, Ulysse, répondis-je. J’ai cependant grand peine à concevoir ce qu’Apollon pourrait bien nous faire, il est d’ores et déjà du côté des Troyens. Chryséis me plaît, aussi n’ai-je aucune intention de la rendre.
— Je n’ai pu que remarquer, me rétorqua Ulysse, que ton refus contrarie énormément Calchas. Je suis certain qu’il va à nouveau plaider pour que la fille soit renvoyée à Troie. Pour l’aider à t’en convaincre, je suggère qu’un début de peste ravage le camp. Je connais d’ailleurs une plante qui rend malade pendant huit jours, après quoi on se remet complètement. Une fois la peste déclarée, Calchas ne manquera pas d’insister pour que tu renonces à Chryséis, seigneur Agamemnon. Et, confronté à la violence de la colère du dieu, tu ne pourras qu’accepter.
— À quoi cela nous mènera-t-il, à la fin ? intervint Ménélas, exaspéré.
— Prends patience, Ménélas, répondit Ulysse avant de s’adresser à moi une fois encore. Seigneur, tu n’es pas un roi de pacotille à qui l’on pourrait ôter une prise qu’il a reçue en toute justice. Tu es le roi des rois. Il va te
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