Le cheval de Troie
hésita longtemps, mais il finit par écouter Anténor et non Hector.
— Ne cède pas, seigneur. Affronter trop tôt les Grecs ruinerait tous nos espoirs. Attends Memnon, chef des Hittites, et la reine des Amazones ! Si Agamemnon n’avait pas Achille et les Myrmidons, peut-être serait-ce différent, mais il les a bel et bien et je les crains énormément. Dès la naissance un Myrmidon ne vit que pour se battre. Son corps est fait de bronze, son cœur de pierre, et il est aussi tenace que la fourmi dont il tient le nom ! Sans les Amazones pour affronter les Myrmidons, ton avant-garde sera taillée en pièces. Attends, seigneur ! Attends !
Priam décida donc d’attendre. Hector semblait accepter la décision de son père avec philosophie, mais je n’étais pas dupe. C’était Achille que l’héritier mourait d’envie d’affronter.
Achille… Je me rappelai l’avoir rencontré à proximité de Lyrnessos et me demandai lequel surpassait l’autre, Achille ou Hector. Ils avaient à peu près la même taille, ils aimaient tous les deux guerroyer. Cependant, j’avais le pressentiment qu’Hector était condamné. On attache trop d’importance à la vertu et Hector était tellement vertueux ! J’avais, moi, des ambitions très différentes.
Je quittai la salle du trône assez mal à l’aise. À cause de cette antique prophétie selon laquelle je régnerais un jour sur Troie, Priam s’était éloigné de moi et de ma famille. Malgré toutes ses politesses depuis mon arrivée, le mépris qu’il éprouvait en secret à mon égard ne l’avait pas quitté. Mais comment pourrais-je jamais vivre plus longtemps que ses cinquante fils ? À moins que Troie ne perdît la guerre, auquel cas il serait possible qu’Agamemnon décidât de me mettre, moi, sur le trône.
J’allai faire les cent pas dans la grande cour, empli de haine envers Priam et rêvant du jour où je régnerais sur Troie, quand je me rendis compte que quelqu’un m’épiait, caché dans l’ombre. Mon sang se glaça. Priam me détestait. Irait-il jusqu’à faire assassiner un proche parent ?
Je sortis mon poignard et me glissai derrière l’autel de Zeus. Lorsque je ne fus plus qu’à deux pas de celui qui m’observait, je bondis, plaquai ma main sur sa bouche et pointai ma lame sur sa gorge. Mais les lèvres doucement appuyées sur ma paume n’étaient pas celles d’un homme, pas plus que la poitrine nue qui se trouvait sous mon poignard. Je lâchai prise.
— M’as-tu prise pour un assassin ? demanda-t-elle, haletante.
— Il était stupide de te cacher, Hélène.
Je trouvai une lampe au pied de l’autel et l’allumai, puis la levai et regardai longuement Hélène. Huit ans s’étaient écoulés depuis la dernière fois que je l’avais vue. Elle devait avoir trente-deux ans.
Ciel, comme elle était belle ! Hélène, Hélène de Troie et d’Amyclées. Dans son maintien, il y avait toute la grâce d’Artémis la Chasseresse ; sur son visage, toute la finesse des traits et le pouvoir de séduction d’Aphrodite. Hélène, Hélène, Hélène… À cet instant où je la contemplais, je me rappelai qu’elle avait troublé mes rêves pendant de longues nuits, que maintes fois au cours de mon sommeil elle avait défait sa ceinture ornée de pierreries et laissé tomber sa jupe autour de ses pieds ivoire. Aphrodite s’était incarnée en elle. Je reconnaissais le corps et le visage de ma mère la déesse, que je n’avais jamais vue mais que mon père évoquait durant ses divagations, car sa liaison avec la déesse de l’amour lui avait à tout jamais fait perdre la raison.
Hélène incarnait tous les sens et tous les éléments. Elle était la terre et l’amour, l’eau et l’air, le feu uni à la glace qui pouvait faire éclater les veines d’un homme. Elle faisait miroiter les charmes de la mort et du mystère, elle vous hantait.
Elle posa sur mon bras sa main dont les ongles brillants avaient l’éclat de la nacre.
— Cela fait quatre lunes que tu es à Troie et c’est la première fois que je te vois, Énée.
Révolté et exaspéré, je repoussai violemment sa main.
— Pourquoi te chercherais-je ? À quoi me servirait d’être surpris en compagnie de la trop fameuse putain ?
Elle m’écouta sans sourciller, les paupières baissées. Puis ses cils noirs se relevèrent et elle me regarda avec gravité.
— Je suis tout à fait d’accord, dit-elle avec le plus grand calme. Pour tout homme, une
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