Le cheval de Troie
des dents et des ongles, me donnait des coups de pied, me mordait tandis que je l’enserrai de mes bras. Dix fois elle parvint à se dégager, dix fois je la capturai à nouveau. Nous étions couverts de sang. Mon épaule était entaillée, ses lèvres étaient fendues, le vent emportait des poignées de cheveux. Mais ça n’était pas un viol.
C’était une lutte pour déterminer le plus fort, homme contre femme, nouvelle religion contre ancienne. Cela se termina comme il fallait s’y attendre : l’homme fut vainqueur.
Nous nous écroulâmes sur le rocher, si brutalement qu’elle en eut le souffle coupé. Quand elle fut rivée au sol, à ma merci, je la dévisageai.
— Tu es vaincue. Je t’ai gagnée.
Ses lèvres tremblaient. Elle tourna la tête.
— Tu es bien celui-là. Je l’ai su dès l’instant où tu es entré dans le sanctuaire. Le dieu m’a dit qu’un homme viendrait de la mer, un homme du ciel qui chasserait la mer de mon esprit et ferait de moi sa reine… Qu’il en soit ainsi !
Thétis fut en grande pompe couronnée reine de Iolcos. Au cours de notre première année passée ensemble, elle fut enceinte. Nous fûmes heureux, surtout durant ces longs mois où nous attendions notre fils.
Ma propre nourrice, Arésuné, fut chargée de l’accouchement ; quand les douleurs commencèrent, la vieille femme, péremptoire, me chassa à l’autre bout du palais. Pendant qu’Hélios faisait faire à son char un tour complet, je restai seul à attendre, refusant le manger et le boire. Enfin, au milieu de la nuit, Arésuné vint me trouver. Elle n’avait pas pris la peine de changer sa robe maculée de sang et paraissait voûtée et flétrie. Son visage était ravagé. Des larmes perlaient au coin de ses yeux.
— C’était un fils, maître, mais il n’a pas vécu assez longtemps pour respirer. La reine se porte bien. Elle a perdu du sang et elle est épuisée, mais ses jours ne sont pas en danger. Je jure que je n’ai rien fait de mal, dit-elle en tordant ses mains décharnées. C’était un si beau garçon ! Mais c’est la volonté de la déesse.
Trop abasourdi pour pleurer, je m’éloignai.
Plusieurs jours s’écoulèrent avant que je me décide à voir Thétis. Quand enfin j’entrai dans sa chambre, je fus surpris de la voir assise dans son grand lit, l’air épanoui. Elle dit tout ce qu’il convenait de dire, parla de son chagrin, mais les mots sonnaient faux ! En réalité, elle était heureuse !
— Notre fils est mort, femme ! m’écriai-je. Comment peux-tu supporter cela ? Jamais il ne saura ce qu’est la vie, jamais il ne me succédera sur le trône. Pendant neuf lunes tu l’as porté – pour rien !
— Très cher Pélée, ne pleure donc plus ! As-tu oublié que je suis une déesse ? Parce que notre fils n’a pas respiré l’air ici-bas, j’ai demande à mon père de lui accorder la vie éternelle . Notre fils vit sur l’Olympe. Il mange et boit en compagnie des dieux, Pélée. Sa mort même l’a rendu immortel.
Ma surprise se changea en écœurement. Je la dévisageai, me demandant pourquoi cette croyance en sa propre divinité avait une telle emprise sur elle. Elle me regardait d’un air si confiant que je fus incapable de prononcer ce que je brûlais de lui dire. Si croire en de telles sornettes lui épargnait le chagrin, alors soit. En vivant à ses côtés, j’avais appris que Thétis ne pensait ni ne se comportait comme les autres femmes. Je lui caressai les cheveux et m’en fus.
Elle me donna six fils, tous mort-nés. Quand Arésuné m’annonça la mort du second, je devins à demi-fou et refusai de voir Thétis pendant de nombreuses lunes, car je savais ce qu’elle me dirait : notre fils mort était à présent un dieu. Mais l’amour et le désir me ramenaient toujours vers elle et le cycle infernal recommençait.
À la mort du sixième enfant (comment était-ce possible ? Il était né à terme et, sur son petit char funèbre, il avait l’air si vigoureux malgré sa peau violacée), je jurai de ne plus offrir de fils à l’Olympe. Je fis consulter la Pythie de Delphes et appris que Poséidon était furieux : il n’admettait pas que je lui aie volé sa prêtresse. Quelle hypocrisie ! Quelle folie ! D’abord il ne veut plus de Thétis, ensuite il la réclame. À la vérité, nul homme n’est à même de comprendre les pensées ou les actes des dieux, qu’ils soient nouveaux ou anciens.
Durant deux années, je
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