Le cheval de Troie
n’étais au courant de rien.
— Tu ferais mieux de parler, Arésuné, dis-je en la secouant. Comment ma femme assassine-t-elle ses fils ? Et pourquoi ? Pourquoi ?
Elle resta muette, les lèvres serrées, terrorisée. Je pressai la pointe de mon glaive contre sa peau parcheminée.
— Allons parle ou, par Zeus, je jure de te crever les yeux, de t’arracher les ongles. Je ferai tout pour te délier la langue ! Parle, Arésuné, parle !
— Sa malédiction, Pélée, sera bien pire que toutes les tortures, murmura-t-elle d’une voix chevrotante.
— Le mauvais sort se retourne toujours contre celui qui le jette. Raconte.
— J’étais sûre que tu savais, que tu étais d’accord. Peut-être a-t-elle raison, peut-être l’immortalité est-elle préférable à la vie ici-bas.
— Thétis est folle.
— Non, maître, c’est une déesse.
— Arésuné, Thétis n’est qu’une mortelle.
— Elle a tué tous tes fils.
— Comment ? Empoisonnés ?
— Non, maître, c’est bien plus simple. Quand elle est sur la chaise d’accouchement, elle exige que moi seule reste auprès d’elle. Puis elle me fait mettre sous elle un seau plein d’eau de mer. Dès que la tête du bébé paraît, elle l’enfonce dans l’eau et l’y maintient. L’enfant ne peut pas respirer.
— C’est donc pour ça qu’ils sont tout bleu !
Je me redressai.
— Retourne auprès d’elle, Arésuné. Je te donne ma parole de roi que jamais je ne révélerai qui m’a informé. Je veillerai à ce qu’elle ne te fasse aucun mal. Quant à toi, surveille-la. Quand le travail commencera, avertis-moi immédiatement. Tu as compris ?
Elle acquiesça d’un signe de tête, libérée des larmes et de la culpabilité. Puis elle me baisa les mains et s’éloigna.
Je demeurai là, sans bouger. Thétis avait assassiné mes fils – et pourquoi ? Elle les avait privés du droit de devenir des hommes, avait commis des crimes si abominables que j’aurais voulu la transpercer de mon glaive. Mais elle portait mon septième enfant. Il me faudrait patienter. La vengeance appartiendrait aux dieux.
Cinq jours après mon entretien avec Arésuné, la vieille femme vint me trouver. C’était en fin d’après-midi et j’étais allé aux écuries voir mes étalons, car l’époque des saillies était proche. Je courus jusqu’au palais, Arésuné à califourchon sur mes épaules.
— Que vas-tu faire ? me demanda-t-elle, lorsque je la déposai à la porte de la chambre de Thétis.
— Entrer à ta suite, répondis-je.
— Mais, maître, c’est défendu, s’écria-t-elle.
— Le meurtre l’est aussi, répliquai-je et j’ouvris la porte.
La naissance est un mystère qu’aucune présence masculine ne doit profaner. Quand la nouvelle religion remplaça l’ancienne, certaines choses ne changèrent pas. Kubaba la Mère, la Grande Déesse, gouverne toujours les affaires des femmes, en particulier ce qui concerne la naissance de l’homme et sa mort.
Quand j’entrai, personne ne me remarqua, aussi eu-je le temps de regarder, d’entendre, de sentir. La pièce empestait la sueur, le sang et d’autres choses totalement étrangères à l’homme. Le travail était déjà avancé : les esclaves conduisaient Thétis sur la chaise d’accouchement tandis que les sages-femmes s’affairaient. Mon épouse était nue, le ventre gonflé et presque diaphane. On plaça avec soin ses cuisses sur les planches, de part et d’autre de la large ouverture percée dans le siège. Un seau en bois empli d’eau était posé tout près, mais aucune des femmes n’y prêtait attention.
Quand elles m’aperçurent, elles se précipitèrent sur moi, outragées et persuadées que j’avais perdu la raison. J’assénai un coup de poing à la plus proche, qui tomba ; les autres battirent aussitôt en retraite. Arésuné, penchée sur le seau, marmonnait des incantations pour écarter le mauvais œil et ne bougea pas d’un pouce quand je chassai les autres femmes et mis la barre à la porte. Thétis comprit ce qui se passait. Son visage était luisant de sueur, son regard assombri par la rage, mais elle se domina.
— Sors d’ici, Pélée, dit-elle doucement.
En guise de réponse, je repoussai Arésuné, et allai renverser le seau.
— Il n’y aura plus de meurtres, Thétis. Ce fils m’appartient.
— Des meurtres ? Imbécile, je n’ai tué personne ! Je suis une déesse ! Mes fils sont immortels !
— Tes fils
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