Le cheval de Troie
mon père.
Rien d’étonnant à ce que toute la Grèce soit ici rassemblée, Tyndare, remarqua l’inconnu d’un ton enjoué, saisissant une cuisse de poulet et y plantant les dents. La réputation qu’on a faite à Hélène n’est pas trompeuse, c’est la plus belle femme du monde et tu vas avoir bien des difficultés à contenir les têtes brûlées ; car tu n’en satisfais qu’un, décevant tous les autres.
Agamemnon jeta à mon père un regard qui les fit tous deux éclater de rire.
— Toi seul étais capable de si bien résumer la situation, Ulysse, affirma le grand roi.
Quelle sotte j’étais ! C’était Ulysse, naturellement. Qui d’autre oserait s’adresser en égal à Agamemnon ? Qui d’autre serait digne d’un siège royal sur l’estrade ?
J’avais tant entendu parler de lui ! On évoquait son nom chaque fois qu’il était question de décisions graves : lois, impôts, guerres. Mon père avait un jour entrepris l’ennuyeux voyage jusqu’à Ithaque simplement pour le consulter. Il passait en effet pour l’homme le plus intelligent qui fût, davantage même que Nestor et Palamède. De plus, il ne se contentait pas de l’intelligence, mais y ajoutait la sagesse.
Que de choses chuchotées, à propos de celui qu’on avait surnommé le Renard d’Ithaque ! Son royaume se réduisait à quatre îlots rocheux arides, au large de la côte ouest. Son palais était sans prétention et il était fermier, ses vassaux ne pouvant payer assez d’impôts pour subvenir à ses besoins. Mais sa renommée était grande. Lorsqu’il vint à Amyclées et que je le vis pour la première fois, il avait vingt-cinq ans, peut-être même était-il plus jeune, tant il est vrai que la sagesse vieillit.
Ils continuèrent à converser, sans prendre garde au fait que je pouvais les entendre.
— As-tu l’intention de demander la main d’Hélène ? questionna Tyndare.
— Tu m’as percé à jour ! s’exclama Ulysse d’un air malicieux.
— Je ne te savais pas en quête de la beauté. Il est pourtant vrai que sa dot est fort intéressante.
— Et que fais-tu de ma curiosité ? Je ne pouvais manquer un tel spectacle !
Agamemnon sourit, quant à mon père, il rit de bon cœur.
— Quel spectacle en effet ! Que vais-je faire, Ulysse ? Regarde-les. Cent un princes et rois, qui s’épient et spéculent sur qui va être l’heureux élu. Sans compter qu’ils s’apprêtent, tous autant qu’ils sont, à contester mon choix.
— C’est devenu une sorte de concours, l’interrompit alors Agamemnon. Qui a la faveur du grand roi de Mycènes et de son beau-père, Tyndare de Lacédémone ? Car ils savent que Tyndare doit compter avec moi ! Il en résultera forcément d’implacables antagonismes.
— Forcément.
— Qu’allons-nous faire ? demanda le grand roi.
— Sollicites-tu officiellement mon avis, seigneur ?
— Assurément.
Je me raidis. Comme j’avais peu d’importance ! Soudain j’eus envie de pleurer. Est-ce moi qui choisirais ? Non, bien sûr, Agamemnon et mon père le feraient à ma place. Et mon destin était à présent entre les mains d’Ulysse. Est-ce que je comptais pour lui ? J’eus un pincement au cœur lorsqu’il me fit un clin d’œil : pas le moins du monde ! Nulle lueur de désir dans ses yeux gris. Il n’était pas venu en prétendant, mais tout simplement parce qu’il savait qu’on lui demanderait conseil. Il était venu rehausser son prestige, rien de plus.
— Je suis, comme toujours, heureux de pouvoir t’aider, Tyndare, assura Ulysse d’une voix suave en regardant mon père. Cependant, avant d’aborder le délicat problème du mariage d’Hélène, je voudrais que tu m’accordes une faveur.
Agamemnon parut offensé. J’étais pour ma part curieuse de savoir à quel subtil marchandage il se livrait.
— Est-ce Hélène que tu désires ? s’enquit mon père sans ambages.
Ulysse rejeta la tête en arrière et se mit à rire si fort qu’un lourd silence s’ensuivit parmi les convives.
— Non, oh non ! Comment oserais-je la demander en mariage ? Ma fortune est insignifiante, mon royaume sans attraits ! Pauvre enfant ! Je ne peux imaginer une telle beauté confinée sur un simple rocher en pleine mer Ionienne ! Non, je ne veux pas d’Hélène pour épouse, c’est une autre que je désire.
— Soit, dit Agamemnon, rasséréné. Qui donc ?
Ulysse préféra s’adresser à mon père.
— Pénélope, la fille
Weitere Kostenlose Bücher