Le cheval de Troie
vêtu d’une armure de bronze ornée d’or. De son énorme hache, il écarta les vieillards comme s’ils étaient des moucherons. Puis il se précipita dans la grande salle, suivi de ses hommes. Je fermai les yeux pour ne point voir ce massacre et priai la chaste Artémis de faire en sorte qu’ils me tuent. Mieux vaut la mort que le viol et l’esclavage. Mais la lumière pénétrait inexorablement sous mes paupières, les cris étouffés et les appels à la clémence me déchiraient les tympans. La vie est précieuse aux vieillards, ils en connaissent la valeur. Pourtant je ne perçus pas la voix de mon père. Il devait être mort aussi fièrement qu’il avait vécu.
J’entendis quelqu’un s’avancer d’un pas résolu et pesant, ouvris les yeux et me tournai vers la porte. Elle me parut bien petite quand un homme y surgit, hache au côté. Son visage, sous le casque de bronze au panache d’or, était maculé de boue. Sa bouche était cruelle ; les dieux qui l’avaient créé avaient négligé de lui donner des lèvres. Un homme dénué de lèvres ne saurait éprouver ni bienveillance ni pitié. Il me dévisagea un instant puis entra dans la pièce, tête baissée comme un chien qui flaire. Je me redressai et résolus, quoi qu’il pût me faire, de ne pousser ni cri ni gémissement. Je lui prouverais le courage des Dardaniens.
En une enjambée il fut près de moi, me saisit un poignet, puis l’autre, et m’éleva plus haut que terre.
— Assassin ! Égorgeur de vieillards et d’enfants ! Immonde brute ! criai-je, haletante, le martelant de coups de pieds.
Il écrasa si fort mes poignets l’un contre l’autre que mes os craquèrent. Un hurlement naquit au fond de ma gorge, mais je le ravalai : j amais je ne lui ferais un tel plaisir ! Ses yeux étincelaient de colère. J’avais blessé ce qui lui restait d’humanité.
— Tiens ta langue, femme ! Sur les marchés d’esclaves, c’est à coups de fouet clouté qu’on te fera taire.
— Je louerai les dieux d’être défigurée !
— Ce serait pourtant fort dommage, répliqua-t-il, me posant à terre et libérant mes poignets.
Il m’empoigna alors par les cheveux, me forçant à le suivre tandis que je martelais de coups de pied et de coups de poing son armure.
— Laisse-moi marcher ! criai-je. Accorde-moi au moins la dignité de marcher ! Je refuse d’aller à l’esclavage en rampant et en pleurnichant !
Il s’arrêta net et se tourna pour contempler mon visage. Le sien trahissait un certain embarras.
— Tu as son courage, murmura-t-il. Tu ne lui ressembles pas, mais il y a un peu d’elle en toi… Tu penses donc que ton destin est d’être violée et réduite en esclavage ?
— À quoi d’autre peut s’attendre une prisonnière ?
Il me lâcha en souriant – ce qui le fit davantage ressembler aux autres hommes, car le sourire affine les lèvres. Je me tâtai la tête, me demandant s’il en avait arraché le cuir chevelu, puis marchai devant lui. Il tendit soudain la main et ses doigts se refermèrent sur mon poignet meurtri en une prise dont je n’avais nul espoir de me libérer.
— Tu as beau être digne, femme, je ne suis pas un sot. Tu ne m’échapperas point par simple négligence.
— Comme ton chef a laissé Énée s’échapper sur la colline ? raillai-je.
— Exactement, répondit-il impassible.
Il me fit traverser des pièces que je reconnaissais à peine. Les murs étaient éclaboussés de sang, les meubles déjà empilés et prêts à être emportés comme butin. Quand nous entrâmes dans la grande salle, il buta sur un tas de cadavres jetés les uns sur les autres sans le moindre respect pour leur âge ou leur rang. Je m’arrêtai pour chercher dans cet amas quelque signe me permettant d’identifier mon père. Mon ravisseur essaya de m’en éloigner mais je lui résistai.
— Mon père est peut-être là ! Laisse-moi chercher ! le suppliai-je.
— Lequel est-ce ? questionna-t-il d’un air indifférent.
— Si je le savais, je ne t’aurais rien demandé !
Il ne m’aida pas mais me laissa fouiller parmi les cadavres. Enfin, je reconnus le pied de mon père à sa sandale ornée de grenats, comme la plupart des vieillards, il avait gardé son armure et ôté ses bottes de combat. Mais le poids des corps m’empêchait de dégager le sien.
— Ajax ! cria mon ravisseur. Viens aider cette femme !
Affaiblie et éprouvée par l’émotion, j’attendis. Un autre
Weitere Kostenlose Bücher