Le cheval de Troie
là, maudissant ma stupidité. Lyrnessos serait informée un jour à l’avance de notre attaque imminente.
Dès l’aube je me mis en marche, de fort méchante humeur. Trente mille hommes dévalèrent avec moi en direction de Lyrnessos. Une avalanche de flèches et de javelots nous y accueillit, mais mes soldats s’en protégèrent avec leurs boucliers et nous n’eûmes aucun blessé. Il ne semblait pas y avoir de force importante derrière ce premier barrage et je me demandai si les Dardaniens n’étaient pas des lâches. Pourtant Énée ne m’avait pas semblé être le chef d’une race de dégénérés.
Nous dressâmes les échelles. À la tête des Myrmidons, j’atteignis le petit chemin de ronde en haut des remparts sans avoir reçu une seule pierre ou une seule cruche d’huile bouillante. Quand un petit groupe de défenseurs apparut, je les abattis à coups de hache, sans même avoir besoin d’appeler des renforts. Partout nous remportions la victoire avec une facilité déconcertante. Je découvris bientôt pourquoi : nos adversaires étaient des vieillards et de très jeunes garçons.
Énée, rentré dans la cité la veille, avait immédiatement appelé aux armes ses soldats. Mais pas dans l’intention de me combattre. Il était parti à Troie avec son armée.
— Les Dardaniens semblent avoir un Ulysse parmi eux, dis-je à Patrocle et à Ajax. Quel renard ! Priam aura vingt mille hommes de plus commandés par un autre Ulysse. Espérons que l’aveuglement du vieux roi l’empêchera d’estimer Énée à sa juste valeur.
19
Récit de Briséis
Lyrnessos périt. Tel un oiseau, elle replia ses ailes avec un cri perçant, le cri de douleur de toutes les femmes. Nous avions placé Enée sous la protection de sa mère immortelle, Aphrodite, heureux qu’il eût la possibilité de sauver notre armée. De l’avis de tous, c’était la seule chose à faire. Ainsi au moins une partie de la Dardanie survivrait-elle pour se venger des Grecs.
Des mains noueuses avaient sorti en tremblant les vieilles armures des coffres ; des petits garçons au visage blême avaient endossé des cuirasses qui étaient faites pour le jeu et non pour résister aux glaives. Naturellement ils moururent. Les barbes des vieillards dégouttaient de sang, les cris de guerre des petits soldats devenaient les sanglots de simples enfants terrifiés. Mon père avait pris jusqu’à mon poignard. Les larmes aux yeux, il m’avait expliqué qu’il ne pouvait me laisser cette arme, qui pourtant m’aurait permis d’échapper à l’esclavage.
De ma fenêtre, impuissante, je regardai Lyrnessos à l’agonie, priant Artémis de m’ôter la vie avant qu’un Grec ne s’emparât de moi pour me vendre, sur les marchés d’esclaves de Hattusas ou de Ninive. Notre pitoyable défense fut vite anéantie. Bientôt, seuls les murs de la citadelle me séparaient d’une multitude grouillante de guerriers revêtus d’armures. La certitude qu’Énée et son armée étaient sains et saufs était mon unique consolation. Notre cher vieux roi, Anchise, l’était aussi. Il avait été très beau quand il était jeune et la déesse Aphrodite l’avait tant aimé qu’elle lui avait donné Énée. Celui-ci, en bon fils, refusa de partir sans son père. Il n’abandonna pas non plus son épouse Créüse et leur petit garçon, Ascagne.
De la fenêtre, j’entendais le vacarme des hommes qui se préparaient à défendre la citadelle. Mon père était parmi eux. Seuls les prêtres étaient restés en prière auprès des autels. Mon oncle Chrysès, pourtant grand prêtre d’Apollon, dut ôter son manteau sacré pour revêtir une armure. Il lui fallait se battre pour protéger l’Apollon d’Asie, qui n’était pas le même que l’Apollon grec.
L’ennemi enfonça les portes de la citadelle à coups de bélier ; le palais en fut ébranlé jusque dans ses fondations et je crus entendre, parmi le fracas, la sourde lamentation du dieu qui fait trembler la terre. Nous allions périr parce que Troie l’avait offensé. Poséidon nous témoignait sa sympathie mais il mettait toute sa force au service des Grecs : le bois éclata, les gonds lâchèrent, la porte céda dans un bruit de tonnerre. Brandissant lances et épées, les Grecs envahirent la cour. Ils n’éprouvaient pas la moindre pitié pour notre pathétique défense. Ils en voulaient trop à Énée d’avoir été plus malin qu’eux.
L’homme qui les commandait était un géant
Weitere Kostenlose Bücher