Le Chevalier d'Eon
l’air et de mémoire. J’écris comme on travaille dans le Département des Affaires étrangères à Versailles, où l’on dresse des épîtres ou des mémoires séparés sur chaque matière à part. Cette façon de travailler est plus certaine en fait, et en politique, qu’en littérature vaine, où la vérité est immolée à l’ornement du mensonge en peinture. Ce qui est important dans une histoire particulière, ne l’est pas toujours dans une histoire générale.
Mon ouvrage s’est opéré par morceaux et par lambeaux, tantôt en guerre, tantôt en paix, tantôt sous le règne de la lune, tantôt sous l’empire du Soleil. Souvent, dans mes correspondances épis- tolaires, mes réponses sont écrites à la hâte, à l’heure de la montre ou du courrier ordinaire ou extraordinaire. Une fois parties en poste, il n’est plus en mon pouvoir de les retenir ni de les changer.
J’ai écrit, j’ai répondu à la hâte comme il a plu au Ciel de m’ins- pirer dans le Siècle passé sous les règnes de nos deux derniers rois. Mon travail n’a pas été fait pour être digérée par une Révolution inattendue et de grand appétit. Subitement elle apparut comme l’éclair d’orient pour illuminer l’Occident.
Quand j’aurais en la vertu des quatre filles vierges de Philippe l’évangéliste qui toutes prophétisaient ; quand j’aurais eu la (sapiense) du prophète Agabus, quand j’aurais été devin comme Nostradamus et sorcier comme le diable Merlin, jamais je n’aurais pu prévoir que la lumière d’une monarchie qui brillait depuis quinze siècles allait s’éteindre tout à coup comme la lanterne d’un savoyard ou celle d’un paysan du Mont-Blanc ou du mont Saint-Bernard.
Qui aurait jamais cru que la base d’un tel empire, établie aussi solidement que celle du Mont-D’Or en Auvergne qui a le 5 180 pieds d’élévation allait tomber subitement comme le pont- du-diable au Mont Saint-Gothard.
Je vois clairement aujourd’hui avec Saint Jean qu’il n’y a que Dieu qui est la vérité qui existera toujours.
Comme l’édification publique depuis ma conversion a été le seul but de ma conduite, elle est encore l’objet de mon travail particulier. Sous ce rapport, c’est son plus grand mérite pour être senti, il doit être lu avec l’Esprit qui m’a animé. Si on trouve à redire à ma façon d’écrire, à cela je réponds d’avance que je n’écris point un Roman mais simplement l’histoire particulière de ma vie. Le roman a besoin de donner l’essor à son imagination pour peindre des rêves arrangés sur le mensonge, calqués sur la fiction et cadencés sur le prestige du style. L’histoire privée n’a nul besoin d’ornement étranger, la vérité est sa seule parure et son seul mérite. La simplicité seule lui convient autant que le fichu de la modestie à une vierge.
Soit que l’on me loue, soit qu’on me blâme, une fille en tout pays a la liberté de s’habiller à sa façon, soit en parure, soit en peinture, soit en écriture, selon son goût ou sa fantaisie, sans beaucoup s’inquiéter des modes de Mademoiselle Bertin ou des belles règles d’Aristote, de Quintillien, d’Horace, de Boileau, de Boivin, de Boisrobert et de Merovert, des critiques tels que les abbés Prévôt, des Fontaines et Clément et tels que les jésuites Bertier, Frérou et Raynal. Le prince des orateurs romains a dit en plein sénat : « Quisque habet animi sensum Patres conscritpi Tôt capita tôt sen- sus »
Et le prince des Apôtres nous a dit : soit que nous soyons hors des sens, nous le sommes à la gloire de Dieu ; soit que nous soyons de sens rassis, nous le sommes à votre avantage parce que la charité du Christ nous étreint.
La Révolution m’a tellement enrichi aujourd’hui que je n’ai pas de quoi acheter de l’encre et du papier, comment pourrais-je acheter des plumes vénales en France et en Angleterre où tout est si cher, où tout se vend jusqu’au temps et le jour et la lumière et les ténèbres.
Je prie chaque journaliste, chaque folliculaire de ne me point habiller à sa manière. Ainsi que je dois, je m’habille. Ainsi que je vois, je peins. Ainsi que je pense, je parle. Ainsi que je sens, j’écris. Ainsi que je suis frappé, je frappe, par la confiance de la vérité et par la sanctification de l’Esprit.
On ne trouve pas souvent dans les Archives de la littérature de ces actions qui honorent les lettres. Combien de fois ceux qui
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