Le Code d'Esther

échappe aux canons de la logique – j’y reviendrai tout à l’heure. Nous avons même droit à un final digne des plus grands classiques de la tragédie, assorti du suicide de l’un des personnages et d’une parole énigmatique avant la mort d’un autre, le fameux “Pourim 1946”. Si tous les acteurs de ce drame n’étaient pas responsables de la mort de 6 millions de Juifs, on aurait envie de se lever, d’applaudir et de s’incliner devant le génie de cet auteur inconnu. Peu d’événements de l’histoire de l’humanité bénéficient d’une orchestration aussi magistrale.
    » Je vous invite à reprendre les textes… Dans le traité de Meguila (écrit, je vous le rappelle, il y a mille cinq cents ans), on apprend qu’après l’incident du sac de détritus la fille d’Aman prend conscience de sa méprise : elle a enseveli son père sous les ordures ! Elle a ajouté l’insulte à l’injure qui lui était faite devant toute la population de la capitale du royaume ! Elle a osé lever la main sur son géniteur ! Couverte d’opprobre, meurtrie jusqu’au plus profond d’elle-même, ne supportant pas le poids de sa honte et de sa culpabilité… elle décide de se suicider en se jetant d’un pont. Un épisode confirmé par le Livre d’Esther lui-même. »
    Le Professeur se saisit alors d’un autre livre et déclame en traduisant à la volée :
    « Après cela, Aman rentra chez lui endeuillé – littéralement “en deuil, prêt à endosser les habits de deuil”.
    » Quoi qu’il en soit, conclut-il en reprenant mes paroles précédentes, le jour de la pendaison, il n’y avait plus que dix hommes, les dix enfants mâles d’Aman, à exécuter. »
    Tous mes arguments ont été balayés. Au moment où le Professeur a repris sa démonstration, je savais que je n’avais plus aucune chance. J’ai utilisé toutes mes armes, ma technique de questionnement, ma capacité d’analyse et une logique implacable qui frise l’obsession. Le bras de fer intellectuel engagé quelques heures plus tôt tourne au fiasco, je suis K.-O. debout, essayant désespérément d’accrocher un regard de Yohan, du Rav Bloch qui me permettrait de relever la tête. Mais non, ils semblent plongés dans une extrême concentration, le visage grave, les yeux errant sur les livres qui sont désormais éparpillés sur la table. J’ai la sensation désagréable d’être sur une embarcation qui fait naufrage, ne sachant plus comment juguler les voies d’eau qui percent la coque, n’ayant plus assez de bras pour colmater les brèches. Le navire s’enfonce. Doucement, mais il s’enfonce.
    Avec l’énergie du désespoir, je tente quand même une dernière percée. Mais je n’y crois plus guère.
    « Et l’anachronisme ? Vous savez… lorsque Esther se présente devant Assuérus, au lendemain de la pendaison des enfants d’Aman, et que le roi lui demande d’émettre un souhait qu’il exaucera sur-le-champ. Elle lui dit : “Que l’on pende Aman et sa descendance”… Or, ils ont été pendus la veille. Ça n’a aucun sens.
    — C’est une prophétie », rétorque le Professeur.
    Le sourire a déserté son visage, la fatigue ou la concentration a dessiné des rides sur son front.
    « Esther nous dit qu’il y aura un deuxième projet de Solution finale et que ses responsables devront être pendus, comme Aman et ses enfants l’ont été en Mésopotamie. Elle nous en donne même la date : 1946, le jour de Hoshanna Rabba… Elle précise le nombre : dix, ils seront dix ! Elle nous dit qu’il y aura un suicide à Nuremberg, comme deux mille trois cents ans auparavant à Suse… C’est une prophétie ! Voilà pourquoi, lorsque j’ai fait cette découverte, décrypté le code, je n’ai pas été surpris, non, le mot est trop faible : j’ai été choqué. C’était trop vrai, il y avait trop de détails correspondants ! Je savais, je pressentais que les choses étaient là, mais de là à les lire dans un texte ancien… J’étais sous le choc !
    » Et si vous avez encore quelques doutes, laissez-moi vous parler de deux ou trois choses qui achèveront peut-être de vous convaincre. »
    Nous ne sommes plus dans la démonstration universitaire. La voix se fait plus forte, le rythme de la phrase s’accélère, les mains s’agitent. C’est un véritable rouleau compresseur qui se met en marche.
    « La potence… Vous êtes-vous demandé pourquoi le tribunal de Nuremberg a décidé