Le Code d'Esther
n’est pas la première fois que Yohan me parle de ma mère. Régulièrement, il la convoque lorsque nous ne sommes pas d’accord sur un point ou s’il me sent fléchir devant les difficultés pour mener à bien notre projet. Comme s’il pensait que sa simple évocation pouvait nous aider à résoudre les problèmes. Il l’ignore, ou peut-être s’en doute-t-il, mais c’est la démarche qui est la mienne depuis que ma mère nous a quittés.
« C’est drôle que tu me parles de mes parents… Maintenant et ici… Je vais te raconter… »
Ils en rêvaient, de ce voyage. Mais à l’époque ils étaient âgés et n’imaginaient pas le faire seuls, d’autant qu’un voile noir s’était définitivement posé sur les yeux de mon père. De ce côté-là, il faut dire que ma mère avait pris les choses en main. Son mari était aveugle ? Qu’à cela ne tienne, elle remplacerait par sa voix le sens que mon père avait perdu. Elle devint donc pour lui une sorte de logiciel de reconnaissance visuelle portatif. Elle prit l’habitude de lui rapporter par le menu tout ce qu’elle voyait : paysage, tableau, scènes de la vie quotidienne, visages des passants, vêtements qu’ils portaient, tout y passait… Elle parlait, décrivait, donnait des couleurs à une perception qui les avait perdues, encouragée par mon père, qui posait des questions et réclamait un détail qu’elle avait omis de signaler. C’était étourdissant ! À une ou deux reprises, je me suis même livré à une expérience très particulière : alors que nous étions tous trois confortablement installés à une terrasse de café, j’ai fermé les yeux pour tenter d’imaginer ce que ma mère dépeignait à mon père. J’ai laissé s’écouler quelques instants, et j’ai ouvert les yeux. C’était parfait, tout y était, rien ne lui avait échappé, elle avait repéré des éléments sur lesquels je serais passé sans m’y arrêter. Et ce n’est pas tout : elle avait également remplacé la canne que mon père a toujours refusée. Sitôt arrivé dans le hall d’entrée de l’immeuble où ils habitaient, juste avant de sortir dans la rue, mon père empoignait le bras droit de ma mère pour ne plus le lâcher jusqu’au retour à la maison. Il l’attrapait si fort qu’au fil des années une déformation du triceps était parfaitement perceptible sur le bras de ma mère, comme une poche de chair où on aurait pu retrouver la trace de cinq doigts, la trace d’une main d’homme qui en avait fait l’axe vivant de sa sécurité.
Aussi, lorsque mon frère André vint les voir pour leur proposer le voyage en Israël, leur réaction fut à l’image du couple étonnant qu’ils formaient : ma mère explosa de joie tandis que mon père essuya des larmes d’émotion. Qu’on les comprenne bien : mes parents n’allaient pas chercher à Jérusalem un rattachement tardif à la religion – ils étaient pratiquants, mais sans observer strictement les préceptes de la Torah. Sans le formuler, ils savaient qu’ils partaient pour renouer avec leur identité juive. Pour eux, Israël était ce désert de pierres et de sable qui avait été transformé en oasis où coulaient à présent le lait et le miel, un pays où le fait d’être juif ne posait problème à personne, un îlot de liberté dans un océan de barbarie, une fierté dont les réalisations rejaillissaient sur tous les Juifs du monde entier. C’était avant la guerre du Liban, avant les deux intifadas, avant que la question palestinienne ne se pose dans toute son acuité, avec son cortège de souffrances.
Le programme concocté par mon frère et sa femme, Monique, ne leur offrit aucun répit : chaque jour, ils partaient à la découverte de leurs racines, allaient sur les traces de Jésus, sur celles de Mahomet. Ils sont montés vers le nord à Tibériade, ont rêvé devant la mer de Galilée ; ils ont voyagé vers le sud, à Eilat, où les promoteurs immobiliers commençaient à massacrer les rivages de la mer Rouge ; ils ont admiré l’architecture Bauhaus de certains immeubles de Tel-Aviv avant de déambuler devant la plage et de retrouver un certain parfum perdu de Méditerranée. Et puis, Jérusalem…
Le Kotel, la Via Dolorosa, l’esplanade du Temple, Yad Vashem, les églises catholiques ou russes orthodoxes, ils ont tout visité, arpentant les ruelles de la Vieille Ville comme les larges avenues de la Jérusalem moderne, commentant leurs
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