Le Code d'Esther
aidé ?
— Après quelques années, oui… Mais au début, rien ni personne ! On m’a même mis des bâtons dans les roues. La Ville a tout fait pour que j’abandonne mon projet. Mais j’ai tenu bon. J’avais envie d’être juste, d’apporter un peu de justice sur une terre qui avait connu l’horreur… Vous comprenez, monsieur ? »
Il fait des moulinets avec ses longs bras, il s’agite et ponctue chaque mot de l’extrémité de son parapluie replié qu’il plante dans la terre. La pluie ruisselle sur son visage, des gouttes d’eau restent accrochées à sa moustache, mais il parle, il parle – ou plutôt il éructe – et s’indigne devant l’hypocrisie et l’amnésie volontaire. Don Quichotte, vous dis-je.
Je n’ai jamais visité de camp de concentration. J’ai peur de me laisser submerger par l’émotion, d’en ressortir horrifié, et de me préparer des nuits de cauchemars… J’éprouve aussi de la pudeur, et une certaine conscience de la vanité de ma démarche : quoi que je puisse ressentir, je n’approcherai jamais la vérité de l’horreur et resterai un spectateur passif planté devant des vestiges en bois auxquels il me faudra donner vie en utilisant mon imagination. Et je n’ai pas envie d’imaginer… Après tout, qui suis-je, moi, avec mon calepin noir, homme libre du xxi e siècle, pour oser porter un regard sur un lieu qui pue à ce point la mort ? Je sais que je digresse. À cet instant, il n’est plus question d’Esther, d’Aman ou de Streicher – juste d’une crainte de porter atteinte à la dignité d’hommes disparus et du sentiment de violer une sépulture.
De toute façon, je n’ai plus le choix. Anton nous conduit à l’extrémité du pré, en lisière de la forêt, devant une barrière de bois vermoulu et de fils de fer barbelés rouillés. Il extirpe deux clés de son collier et ouvre les deux cadenas qui maintiennent la porte fermée. Et le camp nous saute à la gorge.
« Ici, nous explique notre guide, ce sont les baraquements des femmes. Ceux des hommes étaient situés sur les terrains qui appartiennent à la Ville. »
À gauche, les sanitaires, avec les carrés de douches parfaitement visibles, et un trou à même la terre pour les latrines. Les murs ont disparu, mais les structures intérieures sont intactes. À droite, les cuisines, où subsistent des traces de charbon à moitié enfoui dans la terre. Deux robinets rouillés, l’un pour l’eau froide, l’autre pour l’eau chaude, dressent fièrement leur silhouette parmi les ruines, témoignages d’un système de circulation d’eau extrêmement ingénieux au dire d’Anton, alimentant l’ensemble du camp. Face à nous, un baraquement parfaitement conservé. Il s’agit d’une construction à la forme arrondie, comme un long tuyau d’une dizaine de mètres, recouvert de tourbe sur ses parois extérieures, et où s’entassaient 140 femmes. Trois petites marches pour y accéder et nous sommes à l’intérieur d’un espace voûté, sans une seule fenêtre, haut de 2,5 mètres environ à son sommet, au sol en terre battue, et dans lequel les couchages à deux niveaux s’étalaient sur toute la longueur du bâtiment. Aujourd’hui, la pièce est nue, encombrée de débris d’étranges tuiles roses qui en forment la structure.
« Ce ne sont pas des tuiles, commente Anton. Ce sont des fusées de céramique. Une invention française. Regardez… dit-il en ramassant l’une d’entre elles. C’était un système génial pour l’époque ! »
Et il me place entre les mains un cylindre long d’une quinzaine de centimètres dont les extrémités, munies d’un pas de vis, permettaient un assemblage facile et résistant. L’originalité du procédé, copié sur la structure du bambou, offrait la possibilité aux ingénieurs de construire des voûtes sans recourir à des piliers de soutien : il suffisait de visser les « fusées » les unes aux autres pour créer des arceaux plus ou moins arqués, d’enduire le tout de ciment, et le tour était joué. Je souffle sur ce drôle d’objet oblong en m’aidant du doigt pour enlever la poussière et faire apparaître les inscriptions qui y sont gravées. Un filet de sueur froide coule le long de mon dos. On peut lire : « Jacques Couelle – Marseille. » J’apprendrai un peu plus tard que cette invention est l’œuvre d’un architecte français, Jacques Couelle, que l’on a longtemps comparé à
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