Le Code d'Esther
Le Corbusier en raison de son travail sur le béton. Il est mort en 1996, mais, plus de soixante ans après, sa structure tient toujours. Savait-il, cet architecte, que ses « fusées » avaient servi à construire des baraquements dans un camp de concentration ? J’en doute – encore que la commande de l’armée allemande n’ait été un secret pour personne à l’usine. A-t-il préféré ignorer la destination et l’usage qu’en feraient les nazis ? Je n’en sais rien, mais j’ai tout à coup envie de vomir.
« Vous comprenez, monsieur ! continue Anton. Ce n’était pas un camp provisoire. Il a été construit pour durer ! »
Je suis sorti du baraquement en direction de la forêt. La pluie n’a pas cessé, mais, cette fois, je l’accueille avec bonheur. En quelques minutes, je suis trempé, pataugeant dans la boue, mais qu’importe… Ce déluge qui tombe du ciel me permet de reprendre pied dans le réel : la mention « Marseille » me laisse un goût de cendre au fond de la gorge.
« À quel moment de la guerre le camp a-t-il été créé ? » questionne Axel.
Il a parlé pour briser le silence, pour chasser les fantômes des fusées de céramique…
« C’est le 18 juin 1944 que le premier convoi d’Auschwitz est arrivé ici, explique Anton, retrouvant des accents de professeur. Il s’agissait de 1 000 Juifs que l’on a envoyés ici avec une mission bien précise : les nazis voulaient construire trois gigantesques bunkers souterrains qui permettraient le développement du projet Ringeltaube . Il s’agissait de construire l’avion le plus révolutionnaire de l’époque : le Messerschmitt Me 262. Ils ont donc construit onze camps dans les environs de Landsberg qu’ils ont appelés “Kaufering”, du nom d’une localité voisine. Entre le 18 juin 1944 et la libération du camp, en avril 1945, on sait que près de 30 000 personnes sont passées par là.
» Une moitié d’entre eux sont morts, victimes de mauvais traitements, de la famine et du typhus. Ces camps sont considérés aujourd’hui comme les plus durs qu’aient jamais édifiés les nazis. D’ailleurs, les prisonniers lui avaient donné un surnom : “le Crématoire froid”. »
Anton s’interrompt un moment. Ruisselant de pluie, il nous laisse digérer ses informations pendant que ses yeux vont se perdre dans la forêt avant de revenir sur le bâtiment en fusées de céramique.
« C’était un camp après Auschwitz, reprend-il à voix basse. C’était pire… Landsberg constituait la dernière étape pour la destruction des Juifs.
— Et à Landsberg, dans la ville ? insiste Axel. Personne n’en parlait ?
— Non ! Je ne veux pas leur jeter la pierre. C’était une époque difficile. Ils savaient qu’un seul mot pouvait les condamner à mort. Mais ils n’en ont même pas parlé aux Américains lorsque ceux-ci sont arrivés à Landsberg ! Personne n’a cru bon de leur dire qu’un camp existait à quelques centaines de mètres du centre-ville ! Et lorsque le camp a été découvert, ils continuaient à dire qu’ils ne savaient pas, qu’ils n’avaient jamais rien su, que ça ne les concernait pas. C’est à ce moment-là que l’état-major américain a pris une décision sans précédent. »
Le général Taylor, commandant la 101 e aéroportée, est bouleversé. La visite des camps et le silence de la population allemande le conduisent à prendre un arrêté qui fera date. Il convoque la presse américaine présente sur le sol allemand, et en particulier ces équipes cinématographiques de l’armée qui accompagnent les boys depuis le débarquement en Normandie. Parmi ces cinéastes, Billy Wilder, le futur réalisateur de Sunset Boulevard et de Certains l’aiment chaud , se trouve non loin de Landsberg. Le dimanche 27 avril, il est à pied d’œuvre dans cette petite ville de Bavière pour y tourner une séquence des Moulins de la mort , un court-métrage de vingt-deux minutes racontant la découverte de l’univers concentrationnaire nazi. Parallèlement, le général Taylor ordonne à tous les hommes valides des villages alentour de se rendre dans les camps afin d’enterrer, à mains nues, les centaines de corps de prisonniers jonchant le sol.
Un jeune garçon de quinze ans a vécu cette journée. Il s’en souviendra toute sa vie. Son témoignage se trouvait, un peu plus tôt dans la matinée, sur le bureau de l’historienne de Landsberg en
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