Le Code d'Esther
et je claque des dents : le froid ou la peur de craquer.
Une silhouette, comme une apparition, raide sur son vélo, tenant d’une main le guidon et de l’autre un énorme parapluie noir, lutte en pédalant contre le vent et la pluie. Déjà, le cycliste ralentit et vient se ranger devant notre voiture.
« Alors, c’est vous, les journalistes français ? »
Surprise : il parle parfaitement notre langue.
« Il faut dire que je suis marié à une Française, explique-t-il en extirpant du porte-bagages une lourde sacoche marron en cuir. J’ai toute ma vie dans ce cartable ! Je ne m’en sépare jamais. »
L’homme est grand, avec des cheveux blancs coiffés d’une casquette à carreaux, des yeux bleus perpétuellement en mouvement que ne parviennent pas à cacher des lunettes, et une fine moustache poivre et sel. Il porte un jean à bretelles qui s’enfonce dans des bottes vertes en caoutchouc. Son blouson noir, ouvert, laisse entrevoir une chemise bariolée et un pull à grands losanges verts et bleus. Autour du cou, une grosse chaîne en argent avec des dizaines de clés de toutes tailles auxquelles sont parfois accrochés des porte-bonheur et de minuscules cadenas. Il parle fort, en insistant sur certains mots, dans un flot ininterrompu qu’il déverse sur ses interlocuteurs, ponctuant régulièrement sa phrase d’un « Vous comprenez, monsieur ? ». En le découvrant, il y a un instant, perché sur son vélo, j’avais pensé à Monsieur Hulot. En apprenant les péripéties de sa vie, je comprendrai rapidement qu’il me fallait plutôt lui chercher une filiation du côté de Don Quichotte.
Il s’appelle Anton Posset, il a 71 ans, et son histoire est totalement invraisemblable. Protestant en terre catholique, il a été très vite renseigné sur le fait qu’il n’était pas comme les autres. Il est encore enfant lorsque son grand-père maternel est interné à Dachau. Opposant au III e Reich, il affirmait ses convictions un peu trop fort ; accusé de bolchevisme, il séjournera dans le premier camp de concentration de l’histoire nazie quelques mois avant la guerre. Le petit Anton apprendra ainsi les notions d’injustice et de cruauté. Du côté paternel, le grand-père était visionnaire. « Il avait lu Mein Kampf à la fin des années 1920, et je me souviens qu’un soir il nous a tous réunis pour nous dire que, si rien n’était fait pour arrêter Hitler, il y aurait bientôt une guerre mondiale qui occasionnerait des millions de morts. » Les gènes de la démocratie et de la justice sont définitivement dans son sang. Il opte pour la carrière de professeur d’histoire, mais sa façon d’enseigner la Seconde Guerre mondiale n’est pas du goût de tout le monde : il aura droit à plusieurs rappels à l’ordre de la part du ministère bavarois de l’Éducation. On le montre du doigt, il passe pour un original, mais il continue à se battre, avec ses moyens, pour le respect de ses idées. Et c’est en 1985 que sa vie va définitivement basculer.
Il apprend qu’une partie du terrain sur lequel était situé le camp de concentration de Landsberg est en vente.
« Après la guerre, le terrain avait été acheté par un paysan qui ne savait pas ce qui s’y était passé. À sa mort, ses héritiers ont voulu s’en débarrasser en le mettant aux enchères. J’étais persuadé que la Ville allait se porter acquéreur de cette parcelle, d’autant qu’elle possédait le reste du camp. À ma grande surprise, cela n’a pas été le cas. Et j’ai emporté le morceau pour 80 000 marks – environ 40 000 euros.
— Mais pourquoi vouliez-vous acheter ce terrain ?
— Parce que j’étais obsédé par ce qui était arrivé. Je voyais déjà régulièrement des détritus sur les parcelles appartenant à la Ville. Ils avaient même goudronné une partie du camp. Je ne pouvais pas laisser faire ça ! Vous comprenez, monsieur ?
— Vous voulez dire que, dès le début, vous vouliez en faire un lieu de mémoire ?
— C’était mon vœu le plus cher ! Tout le monde m’a traité de fou, mais je ne me suis pas découragé. Tous les week-ends, au début, je venais travailler seul, défricher ce qui pouvait l’être, dégager les endroits en ruine, faire un travail d’archéologue sur ma propre histoire, dans mon propre pays. »
Une démarche qui me rappelle fort celle de mon ami Yohan, resté à Paris.
« Et personne ne vous a
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