Le Code d'Esther
elle est entrée dans la ville sans rencontrer la moindre résistance. Prenant rapidement position aux endroits stratégiques de la ville, elle a instauré un état d’alerte qui restreint les déplacements des habitants. Des patrouilles ont été organisées dans la ville mais également dans la campagne avoisinante. L’une d’entre elles, composée de six hommes, doit explorer la forêt située au nord. Depuis leur arrivée sur le sol européen, ces soldats ont de la chance. Leur avance en territoire allemand s’opère plus rapidement que prévu : les villes tombent les unes après les autres sans bombardements ni échanges de coups de feu, l’armée allemande abandonnant ses positions quelques heures avant l’arrivée des troupes américaines. Ces militaires, âgés d’une vingtaine d’années, viennent du Kansas ou de l’Ohio. Ils savent se servir d’un fusil ou d’une mitraillette ; ils peuvent tenir quarante-huit heures sans manger ni boire à crapahuter dans la boue ; le froid et la neige ne leur font pas peur, mais ils n’ont pas été préparés à ce qu’ils s’apprêtent à découvrir.
Ils sont donc six boys dans les bois de Landsberg. C’est une patrouille de routine : il s’agit seulement d’inspecter la zone, de marcher parmi les arbres qui renaissent après le long hiver et de s’assurer qu’il ne reste aucune poche ennemie tapie au fond de la forêt. Ils parlent du pays, de la famille ou de la qualité de la nourriture qui leur est servie. Ils ne craignent rien, et, pourtant, alors qu’ils s’approchent de ce qui ressemble à une vaste clairière, tous les six marquent un temps d’arrêt. Le lieu est trop calme, trop tranquille : sentiment d’un danger imminent qui peut surgir de nulle part. Le doigt sur la détente, ils s’avancent doucement et, au sortir de la forêt, se figent sur place. Ce qu’ils découvrent ne porte pas de nom.
Cinq hommes restent pétrifiés devant ce qu’ils ne sauraient pas décrire, et le sixième prend ses jambes à son cou. Direction Landsberg, le centre de commandement. Vite, un officier ! Le sergent, un lieutenant ou même le général ! Il faut qu’ils viennent et voient ce qu’il a vu ! Il court à travers bois, sur les sentiers, sur la route et dans les ruelles de la vieille ville. Il ne sait pas encore ce qu’il va dire ni comment expliquer ce que ses camarades et lui ont découvert. On ne l’a pas préparé à ça, on ne lui a pas dit que cela pouvait exister. Le souffle court, il ne peut que répéter : « C’est inimaginable. » Sur la Grand-Place, près du Q. G. des forces américaines, il repère un officier. Il s’accroche à son bras et lui hurle :
« Il faut venir ! Il faut voir !
— Mais quoi ? Qu’y a-t-il ? lui demande l’officier, légèrement excédé.
— Je ne sais pas, répond le soldat. C’est inimaginable. Mais venez, vite, je vous en prie ! »
Quelques minutes plus tard, c’est en jeep, accompagné d’une vingtaine d’hommes, que notre GI rejoint ses camarades. Son officier peut enfin comprendre son émoi.
Agglutinées derrière la lourde porte en bois et en fils de fer barbelés, des centaines de créatures squelettiques en pyjamas rayés. Ils sont jeunes, pour la plupart, d’une maigreur extrême, ils ont le regard de ceux qui ont vu l’enfer. Ils sont immobiles ou se traînent le long des allées du camp, proches des baraquements d’où commencent à sortir des fantômes qu’un simple souffle pourrait renverser. Autour d’eux, des dizaines et des dizaines de cadavres en décomposition. Un homme s’avance et embrasse un soldat. Il va lui expliquer qu’ils sont ici parce qu’ils sont juifs, que les Allemands sont partis il y a quelques heures, au petit matin. Il va lui raconter qu’avant leur départ, les SS ont incendié l’un des baraquements avec des femmes vivantes à l’intérieur et qu’ils ont utilisé toutes leurs munitions, tuant tous les Juifs qu’ils pouvaient. Il va lui révéler que tous ceux qui sont encore là seraient morts si les Allemands avaient possédé plus de cartouches. Et il pleure.
La 101 e aéroportée vient de découvrir ce que l’on appellera plus tard un « camp de concentration », l’Holocauste et la Shoah.
« Je crois que c’est notre homme ! »
La voix d’Axel me ramène brusquement à la réalité, devant ce terrain détrempé où nous attendons de visiter un camp de concentration. Je grelotte
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