Le Code d'Esther
devenir une obsession. Comment expliquer cet enchaînement implacable de faits et de correspondances dans deux histoires qui ne possèdent rigoureusement rien en commun ? Plus de six mois se sont écoulés depuis mon voyage, la fleur au fusil, à Nuremberg. Ce que je savais de cette histoire avait piqué ma curiosité et m’offrait un défi quatre étoiles que je ne pouvais pas ne pas relever. Et puis il y avait eu cette séance étourdissante de chiffres et de lettres délivrée par le Professeur à Jérusalem, qui nous avait conduits à cette date fatidique de 1946. Ébranlé mais stoïque, parvenant à contenir les débordements au parfum de soufre de la prophétie, j’avais serré les dents et poursuivi ma recherche de la vérité. Le parallèle entre les dix pendus de Nuremberg et les dix enfants d’Aman avaient, je dois le reconnaître, entamé sérieusement mes certitudes rationnelles. C’est à ce moment-là, submergé de détails troublants comme cette correspondance entre la date de l’exécution et le jour de Hoshanna Rabba, que j’ai commencé à perdre pied. Mais le pire était à venir : l’irruption violente, à la sortie du « cimetière des pendus » de Landsberg, du nom d’Amann, ami de Hitler et éditeur de Mein Kampf . Je l’ai reçu comme un véritable coup de poing emplafonnant mes dernières résistances. Comme un paquet d’eau de mer lorsque l’on s’approche trop près de la digue un jour de tempête. Pas d’interprétation ou de savants calculs, juste une évidence, un nom lisse qui menaçait de m’emporter.
Pour l’heure, je ne veux pas reprendre mes conversations métaphysiques avec Yohan sur l’origine divine de ces parallèles qui, comme l’enseigne la géométrie, finiront par se rejoindre à l’infini. J’essaie simplement de comprendre l’incompréhensible en remplaçant la main de Dieu par une logique qui s’effacerait parfois devant l’impondérable.
Axel est resté à Zurich, espérant glaner d’autres informations sur le fameux compte bancaire. J’ai préféré, quant à moi, regagner Paris par le train, le meilleur moyen de m’octroyer quelques heures de pause afin de réfléchir en toute quiétude. Le balancement régulier du compartiment à moitié vide est propice à la rêverie, engourdissant peu à peu mes sens, me ramenant sans cesse à une image : celle de Julius Streicher, devant la potence, hurlant « Pourim 1946 » avant de tendre le cou à son bourreau. Il faut imaginer cet homme, pleurant et geignant, implorant la grâce et la pitié, espérant un retournement de situation improbable qui lui laisserait la vie sauve. Il faut le voir, soutenu par deux GI qui l’aident à gravir les treize marches de la potence, faisant face à une douzaine d’officiels et de journalistes qu’il ne voit pas mais qu’il devine, se redressant soudainement devant la corde, comme si, dans un ultime sursaut, il désirait recouvrer une partie de sa dignité. Le temps qu’il lui reste à vivre se compte alors en secondes – il n’a aucun doute là-dessus. Il pourrait alors, comme ses prédécesseurs, proclamer qu’il meurt pour l’Allemagne, pour son Führer, qu’il regrette ou, au contraire, qu’il n’éprouve aucun remords, que ses dernières pensées vont à ses enfants. Non. À ce moment précis d’une vie qui se termine, il pense à une fête juive, à la reine Esther et à son oncle Mardochée, au complot ourdi par Aman – et il n’est pas concevable une seconde qu’il n’ait pas fait le rapprochement avec l’ami de Hitler –, il pense à une histoire vieille de 2 300 ans comme s’il était évident que la Mésopotamie pouvait se superposer à cet instant au sinistre hangar de la prison de Nuremberg, plongé dans l’obscurité, où il va mourir.
Hasard ? Coïncidence ? Ultime pied de nez d’un homme, « dégoûtant » selon tous ceux qui l’ont approché, qui, quelques secondes auparavant, n’avait même pas la force et le courage de marcher ? Existe-t-il un sens à ce cri, à cette tragédie ? Cette histoire est invraisemblable. Je m’échine à retourner le problème dans tous les sens, je ne parviens pas à trouver la moindre réponse à ces questions. La scène de l’exécution est surréaliste et je suis tout seul, dans ce train, à essayer d’en trouver l’explication, plus de soixante ans après.
Un café, oui, un café au wagon-bar m’aidera à y voir plus clair. C’est à l’instant où je
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