Le Coeur de la Croix
terrasse, un palmier courba la
tête pour les accueillir, ses rameaux alourdis par de lourdes grappes de dattes
blanches, qui pendaient tels des paquets d’œufs.
Guillaume leur fit servir un repas à la mode des Moniales.
On les invita à se coucher sur un divan, puis on apporta devant eux, sur une
table basse, un plateau contenant de la viande de gazelle, dont les cornes
décoraient le plat, servie avec du riz du royaume du prêtre Jean. Ils mangèrent
à la lueur des étoiles, avec leurs doigts, puis se lavèrent les mains dans des
bassines d’eau de rose avant d’attaquer le mets suivant : une purée de
dattes blanches accompagnée de fromage frais. Les singes raffolaient de ce
plat, et bien souvent, seuls ou à plusieurs, ils venaient en réclamer aux
convives, les tirant par la manche ou par le bas des braies.
— Quel malheur que nous ayons été trahis, dit Morgennes
à Guillaume. Moi par Massada, vous par on ne sait qui… Le sort du royaume de
Jérusalem en eût été changé. Mais Dieu n’a pas voulu qu’il en soit ainsi.
Probablement ne le méritions-nous pas…
— Laissez Dieu et le mérite en dehors de tout ça, fit
Guillaume en donnant une datte à un singe. Nous n’avions, en Europe, ni le
soutien des rois, ni celui de Rome. Des rois, parce qu’ils étaient trop occupés
à se battre entre eux ; de Rome, parce que Baudouin IV était
lépreux – et que c’était pour les papes le signe qu’il n’était pas aimé de
Dieu. Vous savez sûrement que je suis moi-même allé plaider, en vain, la cause
des lépreux en 1179, lors du troisième concile œcuménique du Latran. Je dis en
vain, parce que les lépreux arrangent bien l’Église : nul ne bat mieux
qu’eux le rappel des fidèles. Avec leur crécelle, ils poussent au confessionnal
plus de gens que les cloches n’en attireront jamais. Quant à Baudouin, en
vérité, s’il n’était pas aimé de Rome – je suis certain qu’il l’était de
Dieu, sinon il ne l’aurait pas emporté à la bataille de Montgisard –, ce
n’était pas à cause de sa lèpre, non, mais à cause de l’amour que lui portait
son peuple ! Un peuple adorant son roi ! On n’avait jamais vu ça en
Occident depuis le roi Arthur ! Il fallait le détrôner, et ramener
Jérusalem dans le giron de Rome. De même, en Orient, le Temple et le patriarche
de Jérusalem ne nous ont jamais pardonné, à Baudouin IV, Raymond de
Tripoli et moi-même, d’avoir essayé de tisser des liens de confraternité avec
les Mahométans – Taqi m’en est témoin. Pourtant, l’entente était possible.
Du moins était-elle nécessaire. Pauvre Baudouin ! À sa mort, je suis parti
plaider la cause d’une nouvelle expédition en Terre sainte, mais je n’ai pu
parvenir jusqu’à l’oreille des rois : j’avais été assassiné avant !
À ce mot, tous tressaillirent, trouvant subitement un goût
amer au pâté de gazelle qu’ils venaient d’avaler.
— Oui, continua Guillaume. C’est là la triste vérité.
Après mon assassinat, mon corps s’est retrouvé plongé dans une profonde
léthargie. Si je vous parle aujourd’hui, c’est parce qu’une décoction d’herbes
dont les Moniales ont le secret, ajoutée à chacun de mes repas, me permet de
vivre – dans l’état où la mort m’a trouvé. Sans l’aide du moine qui
m’accompagnait, et qui m’a ramené ici, j’étais bon pour les vers… Et, vu la
dose de poison que j’avais dans le sang, je suppose qu’ils ne se seraient pas
portés beaucoup mieux que moi ! Alors, ne parlons pas de mérite, ne
parlons pas de Dieu. La paix était possible, je crois, si l’on avait voulu
laisser Dieu tranquille…
Morgennes regarda Guillaume, qui toussota doucement et
s’essuya les coins de la bouche à une serviette de drap blanc.
— Eh bien, conclut Guillaume, après cette conversation
soutenue, je vous propose de prendre un petit alcool de dattes, dont c’est ici
la spécialité, ou de ronger une racine de palmier, ce qui est des plus
apaisants, croyez-moi…
Guillaume se leva, apporta aux hommes un peu de savon pour
se nettoyer la moustache, et passa dans une petite salle attenante, où se
trouvait de quoi faire à manger. Morgennes, qui l’y avait suivi, demanda :
— Vous vivez seul ?
— Seul ? fit Guillaume. Si l’on peut appeler
« vivre seul » vivre au milieu de belles femmes, de moines et de
Dieu, oui, alors je vis seul. Mais je n’ai pas à m’en plaindre.
— Comment vous
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