Le Coeur de la Croix
quitter l’Hôpital pour être envoyé en
France dans un monastère de la règle de saint Benoît ou de saint Augustin.
On fit donc revenir Morgennes dans la salle principale.
Entre-temps, il s’était dévêtu, ainsi que le recommandait la règle, et
s’apprêtait, torse nu, en caleçon et en chausses, à recevoir la pénitence, qui
ne manquerait pas de lui être infligée avec la courroie qu’il portait au cou.
— À genoux, ordonna Beaujeu.
Morgennes s’agenouilla.
— Avant que je prononce la sentence, quelqu’un veut-il
parler pour prendre la défense du beau doux frère Morgennes, puisqu’il est
incapable de le faire lui-même ?
Raymond de Tripoli se leva.
— Parlez, dit le frère commandeur.
— Beaux doux seigneurs, mes frères chevaliers, commença
Raymond de Tripoli. Je connais le frère Morgennes depuis de très nombreuses
années, je l’ai même connu avant son entrée dans l’ordre. C’est l’homme le plus
valeureux que je connaisse, un homme de parole. Mais qui peut dire si ce qui a
conduit le frère Morgennes à cracher sur la croix est l’orgueil ou l’humilité,
la peur ou le courage ? Quel est en effet le plus dur à perdre pour un
frère ? Est-ce la vie ? Ou bien le paradis, l’estime des siens ?
Les frères ne firent aucun commentaire, mais on voyait à la
tête de certains qu’ils n’acceptaient pas les propos de Raymond de
Tripoli – pourtant leur principal soutien chez les gens du siècle.
Raymond lui-même avait été fort critiqué pour sa conduite à
la bataille de Hattin. Après l’échec de sa charge de cavalerie, il avait quitté
le champ de bataille, rallié Tyr, puis le krak des Chevaliers. On avait dit
qu’il avait abandonné le roi, que sa charge n’avait pas eu pour objectif de
percer les rangs des Sarrasins, mais de l’amener de l’autre côté de leurs
lignes – selon un plan défini à l’avance avec Saladin.
— Je vous le dis, en vérité, poursuivit Raymond de
Tripoli, nul ne peut affirmer aisément ce qui est courage ou ce qui est
lâcheté. Je suis moi-même obligé de voir qu’il y a sans doute un peu des deux
chez Morgennes. Je vous demande de lui pardonner, et de pratiquer cet amour que
le Christ a su si bellement nous enseigner.
Raymond de Tripoli s’arrêta de parler. Il était rouge, et
paraissait épuisé. Beaujeu se leva, le regarda, et prit la parole à son
tour :
— Seigneur de Tripoli, je vous remercie pour ces sages
paroles. Je suis sûr qu’aucun d’entre nous ne les oubliera jamais. Mais je suis
obligé de rendre la sentence, telle qu’elle a été prononcée par ce
tribunal : beau doux frère Morgennes, je te condamne à la perte de la
maison, définitive.
À ces mots, Raymond de Tripoli se trouva mal et s’évanouit.
Le frère infirmier se précipita vers lui :
— Qu’on le ramène dans sa chambre !
Deux frères chevaliers soulevèrent Raymond de Tripoli, et
l’emportèrent dehors.
— Frère Morgennes, dit le frère commandeur. Tu as
entendu la sentence que nous avons rendue. Tu as maintenant quarante jours pour
quitter l’ordre et te rendre en France, dans un monastère. Le feras-tu ?
— Oui, beau doux frère, dit Morgennes.
Quarante jours, c’est-à-dire jusqu’à la Saint-Denys. Cela
lui laisserait peu de temps pour retrouver la Vraie Croix, et Crucifère, son
épée.
— Infligez-lui la pénitence, puis conduisez-le dans une
cellule isolée. C’est maintenant pour nous un étranger.
D’un même mouvement, les frères tournèrent le dos à
Morgennes, qui n’eut plus en face de lui qu’un mur de capes noires ornées de
croix blanches. Puis deux frères au visage dissimulé par un masque vinrent lui
infliger sa pénitence.
Curieusement, quand les premiers coups de courroie se mirent
à pleuvoir sur son dos, Morgennes les ressentit de façon atténuée. Loin de le
satisfaire, cela l’inquiéta : la maladie le rongeait comme un feu
souterrain et ne tarderait pas à refaire son apparition.
Enfin, Morgennes fut relevé puis escorté jusqu’à sa cellule,
qui donnait sur les remparts de l’enceinte intérieure. De sa fenêtre, il avait
vue sur la cour intérieure, qui en ce début de matinée grouillait d’activité.
Des maçons relevaient des murs ; des forgerons et des ferronniers
s’affairaient à réparer des hauberts, des armes et les fers des chevaux. Çà et
là, de jeunes recrues s’exerçaient à la quintaine, sous la conduite d’un
officier. Un homme
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