Le combat des ombres
secrets.
Aude ferma les yeux. Un chavirant sourire illumina son visage. Elle chuchota :
– Pas contre moi. Tant m'ont voulue morte ou affligée d'effroyables tourments 14 . Je jurerais que d'aucuns ont grassement payé des gens de votre sorte afin d'y parvenir. Et me voyez : bien vive et en fringante santé. J'en viens à croire que je ne dois jamais mourir ou connaître les affres de la vieillerie. Vous ne me faites pas peur…
Les paupières pâles d'Aude se levèrent à regret. Un regard d'un vert de lac profond fixa la femme brune. Une voix grave, inflexible poursuivit :
– En revanche, j'aurai Angélique. C'est un caprice et une promesse. Je cède volontiers à mes caprices et tiens toujours mes promesses.
Elle se rembrunit. Elle avait failli à sa promesse pour la première fois de sa vie, deux ans plus tôt. Elle avait promis au camerlingue Honorius Benedetti la vie de madame Agnès de Souarcy, aujourd'hui comtesse d'Authon, ainsi que trois manuscrits cachés en l'abbaye des Clairets*. Pour échouer lamentablement. À sa décharge le pathétique nervi, une moniale de l'abbaye qu'avait recrutée le prélat. Seule satisfaction dans ce ratage ? Elle avait proprement occis cette Jeanne d'Amblin, sœur tourière 15 . Ceux que la malfaise avait désignés plus tôt du bout des griffes devaient avoir fait un festin de cette vile âme qui comptait tant à son débit et si peu à son crédit.
Et elle, de quoi pouvait-elle se prévaloir ? De quel crédit jouissait-elle ? Son honneur. Il demeurait la seule chose qui fut intacte chez elle. Un étrange honneur, un honneur qui s'accommodait de menteries et de meurtres. Un honneur dont elle seule avait composé les règles. Un bien faible poids sur le plateau de la bilance 16 , insuffisant à rééquilibrer l'autre, celui des débits. Angélique. Angélique n'était pas une fantaisie de femme choyée. Depuis une heure, Aude s'était convaincue que la charmante enfante au prénom prédestiné était le poids qui lui manquait afin d'alléger sa dette. Elle aurait Angélique. Elle l'élèverait comme sa fille, lui offrirait ce que le monde ne lui avait concédé que de haute lutte. Après tout : si elle restituait à Dieu l'un de ses anges, sans doute serait-Il plus enclin à la miséricorde.
Comment arracher la fillette à la sorcière dont elle pouvait encore avoir besoin pour en terminer avec cette bâtarde noble ? Attendre, prévoir. La patience est une des armes les plus infaillibles des femmes. Elles excellent à son maniement. D'autant que, en femme prudente, madame de Neyrat avait une confiance limitée dans les pouvoirs des sorciers, aussi redoutés soient-ils. Les machinations et les poisons lui paraissaient plus fiables, plus réels en quelque sorte. Bah, qui pouvait le plus pouvait le moins !
Elle s'installa dans le fardier couvert qui patientait à une dizaine de toises* de la masure. Son plan prenait belle tournure. Elle avait reçu hier du camerlingue Honorius Benedetti le renseignement qu'elle attendait depuis des semaines. Le nom d'une autre abbaye de femmes, une abbaye de Champagne. Pour une fois, les nervis d'Honorius avaient bien travaillé. Certes, la route serait longue et ennuyeuse, mais Aude de Neyrat se délectait déjà de sa très prochaine réussite.
1 Actuellement « linon », fin tissu de lin (ou de coton).
2 Mauvaise.
3 C'est à peu près à cette époque que ce terme, qui désignait un appartement dans une maison templière, fut utilisé pour évoquer les combles d'une maison bourgeoise puis un taudis. Peut-être faut-il y voir une autre preuve du mépris grandissant du peuple pour les représentants du Temple.
4 Griffes de chien.
5 Porche principal d'une église où les fidèles s'arrêtaient pour discuter voire cancaner.
6 Sorte de tabouret bas, étroit, souvent de forme triangulaire.
7 À l'époque, fille ou femme de distinction.
8 Envoûteurs prétendument capables de faire avorter ou de stériliser.
9 Équivalent de la robe.
10 Héritier mâle.
11 Empoisonnement.
12 Des agrafes orfévrées retenaient les manches aux épaules et permettaient ainsi aux dames de varier leur toilette sans avoir à changer de robe.
13 Une véritable fortune à l'époque.
14 À l'époque le terme a son sens étymologique et signifie « violente douleur physique ».
15 Sœur qui récolte les dons des miséricordieux ou des aumôneurs contraints à la générosité par un tribunal.
16 De bilancia , de « bi » :
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