Le combat des ombres
vilaine crinière grasse de suint et de crasse, et ce petit ange blond aux yeux d'eau limpide avait intrigué madame de Neyrat. À la vérité, cette fillette aurait pu passer pour sa fille de ventre, et certainement pas pour une rejetone de la diseuse. S'agissait-il d'un de ces enfants abandonnés à mourir par des parents impécunieux, voire d'un de ces mignons angelots volés au berceau afin d'être dressés à apitoyer le chaland les jours de marché ou la commère aux abords du caquetoire 5 ? Aude de Neyrat avait ensuite reporté toute son attention sur la femme brune, qui aurait tout aussi bien pu avoir trente ans que cent, et oublié la gamine.
Un nouveau soupir presque inaudible. Aude adressa un petit geste de main à l'obscurité. Aussitôt, un frémissement. L'enfante s'approcha d'elle, intimidée. Elle lança un regard inquiet vers le dos de la femme qui psalmodiait à l'intention du feu mourant, puis risqua une petite grimace de dégoût. Aude jugea délicieux le froncement de nez et sourit, encourageant d'un signe de tête la petite fille à la rejoindre. Elle lui tendit son fin mouchoir parfumé. La fillette y enfouit son adorable minois et ferma les yeux de plaisir. L'admiration qu'Aude lut dans son regard lorsqu'elle lui rendit le fin carré d'étoffe dédommagea un peu madame de Neyrat qui en oublia presque, durant quelques secondes, l'infection ambiante. Elle tapota le sol juste à côté de l'escame 6 branlante sur laquelle elle s'était assise. La fillette s'empressa de s'installer.
– Avançons-nous ? demanda soudain madame de Neyrat, une trace d'agacement dans la voix.
– Oui-da. C'est presque achevé, répondit la malfaise d'un ton guilleret.
– Êtes-vous bien certaine de la puissance de votre… art, que je paye fort cher ?
L'autre se tourna d'un bloc et se figea lorsqu'elle découvrit la gamine lovée aux pieds de la magnifique créature qui avait pénétré une heure plus tôt dans son antre malodorant. Une chevelure blonde et mousseuse entourait un visage angélique à l'ovale parfait. Deux immenses lacs d'émeraude étirés en amande vers les tempes la fixaient, sans l'ombre d'une crainte. Au contraire, une sorte de mépris hautain s'y lisait. L'humeur de la malfaise vacilla. Que croyait-elle, cette belle donzelle 7 ? Que le monde entier s'inclinait devant elle ? Si tel était le cas, cela prouvait qu'elle ignorait l'étendue des pouvoirs de celle qu'on lui avait recommandée. Celle que tous redoutaient. La femme siffla :
– Rejoins ton coin, Angélique. À moins que tu ne préfères que je te chauffe les reins.
Avant de détaler, l'enfante lança un regard de terreur à madame de Neyrat, que l'exécration pour cette sorcière gagnait. Cette dernière s'adoucit aussitôt et s'efforça à l'affabilité pour sa riche visiteuse. La bourse que la femme lui avait remise pour son office était renflée à souhait. Bien plus que ne payaient les manants des alentours pour se débarrasser d'une vilaine verrue ou la provoquer sur la face d'un rival, pour concevoir un mâle, ou encore se débarrasser sans risque d'un gêneur. La malfaise expliqua :
– Je ne suis pas de ces piètres jeteurs de sort qui vendent leurs philtres de comédie aux crédules, ni même un de ces caillebotiers 8 qui prétendent s'en prendre au ventre des femmes et des bêtes.
– Voilà qui me rassure, minauda madame de Neyrat. Ah, j'oubliais… avez-vous obtenu ce que je… convoitais ?
– Si fait.
La femme plongea une main griffue dans son informe cotte 9 malpropre et trop large et en tira un petit paquet de grosse toile. Aude condescendit à se lever pour le récupérer puis se réinstalla avec grâce avant de déballer l'objet, un mince jonc brisé d'un blanc gris irisé. Elle le retourna entre ses doigts, une moue dubitative plissant sa jolie bouche. L'autre se justifia :
– Vos ordres ont été respectés à la lettre ! Ça n'a pas été chose aisée que de se le procurer.
Fixant madame de Neyrat de ses yeux de jais, elle ajouta dans un murmure :
– En dépit de vos magnifiques atours, de votre maintien, et de ce visage d'ange derrière lequel je perçois un gouffre, je sais que je peux vous conter la vérité. Les autres ne peuvent pas la comprendre, ni même la supporter… Or nous la partageons, n'est-ce pas ? Il faut toujours payer pour ce que l'on désire plus que tout. Certains prix paraissent inacceptables aux yeux des couards. Pas aux nôtres. Ai-je
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