Le combat des ombres
raison ?
Madame de Neyrat se contenta de hocher la tête en signe d'acquiescement. L'autre poursuivit du même ton paisible, presque détaché :
– Je voulais les dépasser tous. Il me fallait, afin d'y parvenir, conclure une… union, avec de puissants alliés. Puissants mais féroces et sans nulle pitié…
Elle pointa les serres qui terminaient ses doigts vers le sol de terre battue.
– … L'argent ne les intéresse pas, la gloire et la reconnaissance non plus. Seules les âmes les séduisent terriblement. J'ai offert la mienne en marché. En toute connaissance de cause. Je ne le regrette pas. J'ai vu, j'ai appris, j'ai senti tant de choses étranges et fabuleuses. J'ai percé bien des mystères qui nous environnent. Je lis l'âme des autres à livre ouvert. (La diseuse ferma les yeux et une tristesse sans hargne se peignit sur son visage, le rendant moins rébarbatif pour un fugace instant.) Eh bien, madame, sachez-le. L'âme de ceux qui pénètrent ici ou que je croise au hasard des chemins pue fort. Nul étonnement donc, à ce que mes… puissants alliés aient préféré la mienne. Elle était pure. Je gage que la vôtre aussi. Avant. C'était avant.
Des souvenirs, tant de souvenirs. Ils affluèrent en marée vindicative dans l'esprit d'Aude de Neyrat. Elle avait été ballottée par une existence d'abord sans compassion. Seul un prodige expliquait qu'elle n'en conservât aucun stigmate. L'existence est à l'image des hommes. Elle renifle les créatures les plus faibles à la manière d'un prédateur et s'acharne à les défaire un peu plus. Orpheline très jeune, Aude avait été confiée à la garde d'un vieil oncle répugnant qui avait, avec obstination, confondu charité familiale et cuissage. Le scélérat n'avait pas profité très longtemps des charmes enivrants de sa très jeune nièce. D'effroyables douleurs de ventre l'avaient bien vite cloué au lit pour une pénible agonie que sa protégée avait veillée avec dévotion. À douze ans, elle découvrait que ses talents pour les poisons et la fourberie n'avaient d'égal que sa beauté et son intelligence. Une tante, des cousins héritiers qui l'avaient toisée avec la morgue de ceux qui n'ont jamais lutté pour leur survie, puis un mari acariâtre et grabataire devaient succéder à l'oncle libidineux et rejoindre un monde qu'Aude leur souhaitait meilleur.
La tête de madame de Neyrat tourna. Elle avait trahi, trompé, ourdi, tué. Dieu. Dieu dans Son infinie sagesse reconnaîtrait-Il que seules les circonstances imposées l'avaient poussée à ces méfaits ? Sans doute pas. Elle se contraignit au calme, fixant le regard sur les peaux de loups mal tannées qui pendaient du toit bas. Il lui vint l'idée incongrue qu'il s'agissait sans doute du butin d'un récent braconnage qui aurait pu valoir la mort à la femme. Était-elle donc si crainte que même son seigneur direct se refusait à sévir ? La défiance d'Aude de Neyrat vis-à-vis des pouvoirs de la femme s'atténua.
Cette dernière la considérait depuis un moment, le visage grave, espérant peut-être une réponse qui prouverait qu'elles étaient – malgré leurs dissemblances – de la même sorte. Aude de Neyrat demeura coite et roide sur son siège. La malfaise s'enquit :
– Faut-il que l'enfant meure avec la mère ?
Madame de Neyrat ironisa :
– Fichtre non, pauvre chérubin. Nous ne sommes pas des monstres. D'autant qu'un hoir 10 ne nous encombre pas. Comment… comment se déroulera la suite ?
– Au mieux et j'oublierai tout de votre existence, à l'habitude.
– Quelques précisions me distrairaient, insista madame de Neyrat.
– Une maladie de langueur dont les premiers symptômes surviendront peu après que le sachet que je vais préparer sera placé à proximité de l'ensorcelée, dans sa chambre, sous son lit par exemple. C'est en général l'effet produit. Elle en perdra le manger et s'étiolera jusqu'au trépas. (La sorcière hésita quelques instants et insinua :) D'autant qu'une telle détérioration de santé ne devrait pas surprendre l'entourage, qui y verra une malédiction des dames d'Authon. D'abord la première comtesse, puis madame Agnès de Souarcy, la nouvelle épouse. Une bien tragique succession.
La curiosité de madame de Neyrat en fut piquée. Elle s'enquit :
– Fûtes-vous pour quelque chose dans le décès de la première comtesse d'Authon et de son fils ?
L'autre lui jeta un regard de biais et
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