Le combat des ombres
rusa :
– Il s'agit là de secrets que je ne partage jamais.
– Femme avisée. Souffrira-t-elle, madame Agnès, veux-je dire ?
– Si ce n'est de voir la vie sourdre d'elle, non pas. Le regrettez-vous ?
Aude de Neyrat pouffa :
– Que croyez-vous ? Je souhaite me débarrasser d'une… fâcheuse, rien de plus. Je n'ai nul appétit pour la souffrance, pas même celle des autres. À la vérité, elle m'indiffère. Il faudrait m'avoir gravement blessée pour que je me régale d'un supplice.
Elle ne l'avait fait subir qu'une fois, avec jubilation, retardant le dernier souffle de cet oncle qui l'écrasait sous lui selon son bon plaisir, qui lui tirait les cheveux pour la contraindre à ouvrir la bouche, qui la giflait d'un revers de main lorsqu'elle protestait ou pleurait. Elle aurait pu hâter son agonie. Elle avait, au contraire, choisi de la prolonger. Tout le temps qu'elle avait baigné les mains du vieillard d'eau fraîche, tamponné son front d'un mouchoir, ses lèvres d'un linge humide imprégné de poison, elle avait assisté à la parade de la mort avec délectation.
– Ce sachet, que contient-il ?
– Des ingrédients efficaces, dont la liste est mon secret. Plus il restera à proximité de la dame, plus le sort agira vite.
– Avez-vous réfléchi au moyen de l'approcher d'elle ?
– Ne vous inquiétez. Le moyen est tout trouvé, c'est aussi pour cela que vous me payez.
– Quand rejoindra-t-elle son Créateur ? demanda alors madame de Neyrat d'un ton léger de dame en visite.
– Trois à cinq mois, selon sa constitution. C'est le prix à payer pour qu'un enherbement 11 ne soit pas soupçonné.
– Une deuxième grossesse nous gênerait fort. À ce que raconte la ventrière du château d'Authon à qui l'abreuve dans les tavernes avoisinantes, madame de Souarcy est taillée pour l'enfantement. Si elle était déjà avec enfant…
La diseuse lâcha d'un ton d'hésitation :
– Ah… Je pouvais me contenter de lui encombrer le ventre ? Voilà qui est aisé. C'est de cela qu'il s'agit, n'est-ce pas ? Elle ne doit plus donner le jour ? La mort est une affaire trop sérieuse pour qu'on la distribue à la légère.
– Perspicace en plus d'être tempérée, plaisanta Aude de Neyrat. Le temps nous presse. Celui des demi-mesures est donc dépassé. Elle doit mourir. Vite.
– Il en sera fait à votre envie. Vous payez.
– Avons-nous bientôt terminé ?
– Pour aujourd'hui et pour ici, en effet, répondit la femme en récupérant sous son chainse crasseux un sachet de toile noire.
Elle l'entrouvrit, un sourire flottant sur ses lèvres, et arracha six plumes de la poule égorgée avant de les fourrer à l'intérieur.
– Le sort est jeté, commenta-t-elle. Une fois cette petite enveloppe en place, le reste suivra sans même que nous y participions.
– Quelle réjouissante perspective ! s'exclama Aude de Neyrat, guillerette… J'exècre ce coin de terre. Ces incessantes brumes qui se lèvent au matin et ne disparaissent qu'à la mi-journée. On a le sentiment que le soleil ne s'impose qu'au prix d'une lutte. J'ai hâte de retrouver mon fief du sud du royaume. La peste soit de la pluie qui vous glace les os et vous fait sentir prématurément vieille.
Aude de Neyrat se leva avec grâce, ordonna le tombé de sa robe de velours carmin à manches agrafées 12 et s'enquit d'un ton de bavardage :
– Combien pour Angélique ?
– Elle n'est pas à vendre, rétorqua l'autre, soudain venimeuse.
– Pourquoi cela ? Tout est à vendre, il suffit d'y mettre bon prix. Vous le savez aussi bien que moi. Cent livres 13 pour la fillette. C'est une belle offre pour une orpheline comme il en existe vingt, cent ou mille dans le coin. D'autant qu'elle vous quittera dès qu'elle le pourra. Ce serait sottise de procéder autrement.
– Elle n'est pas à vendre, martela la femme.
– Vous l'avez pourtant volée, n'est-ce pas ?
– Et alors ? Si je l'ai volée, elle est à moi.
– Cent cinquante livres. Songez… vous pourriez acheter une moitié du bourg voisin de Ceton. La réjouissante revanche.
– Sortez. Je vous ai donné ce que vous recherchiez. Sortez maintenant.
– Deux cents livres, la femme. C'est mon dernier prix.
– Et ma dernière réponse est non.
– Vous avez grand tort, minauda Aude. J'obtiens toujours ce que je veux, d'une façon ou d'une autre.
– Prenez garde, je connais d'effrayants
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