Le combat des ombres
fonça vers le manoir, courant sans reprendre haleine, comme si le diable s'était lancé à ses trousses.
La terreur faisait trembler Gilbert le Simple et lui asséchait la gorge. Elle était là, il l'avait vue, l'ignoble sorcière aux cheveux de nuage et aux yeux de pierre verte. Elle rôdait alentour de Souarcy, escortée d'une brute à la mine patibulaire, un de ces mercenaires qui, en temps de paix, remplaçaient leur maigre solde en se louant afin d'effectuer de basses besognes et d'épargner ainsi le remords à leurs commanditaires.
Une gigantesque frustration se mêlait à la peur du Simple. Il aurait pu tuer la vipère, écraser son haut cou mince entre ses mains. L'affaire de quelques secondes. Après tout, il ne s'agissait pas d'une vraie créature de Dieu, mais d'une vilaine sorcière. Toutefois, le chevalier avait été formel : il perdrait alors sa place au paradis à côté de sa bonne fée. Or, cet homme au regard de lac savait de quoi il parlait puisque Agnès de Souarcy avait précisé deux ans auparavant qu'il s'agissait d'un chevalier du Christ. Gilbert avait alors trouvé cette réunion de mots si belle qu'il en avait eu le cœur renversé au point de ne pas l'oublier, contrairement à tant d'autres choses. L'ange, celui qui l'avait visité alors qu'il dormait d'un sommeil de brute entre les jambes d'Églantine, avait été très clair. Ses mains ne devaient pas être souillées de sang. Il ne devait pas tuer cette monstresse. S'agissait-il vraiment d'un séraphin ? Gilbert n'en était pas certain. À quoi ressemblent les anges ? D'autant qu'il ne conservait aucun souvenir de ses traits. En revanche, au matin, lorsqu'il s'était éveillé, il tenait la solution. Son pauvre esprit demeuré l'avait-il trouvée seul ? Sans doute pas. Selon lui, seul un ange pouvait la lui avoir soufflée. Or donc, la créature céleste, dans son infinie bienveillance, lui avait offert le moyen de protéger sa fée ainsi que la place qui lui était réservée à son côté, plus tard, au paradis.
La peur disparut. Gilbert pouffa, sa main épaisse plaquée sur la bouche. Il se dirigea vers le bûcher et étala une grande touaille sur le sol afin d'y entasser du petit bois et des rondins de faible diamètre. Il y ajouta quelques brassées de paille humide et chargea le ballot sur son épaule en sifflotant de contentement. Ça, il savait bien le faire, il en avait l'habitude.
– Holà, l'homme ! s'exclama madame de Neyrat en pénétrant dans la grande cour du manoir, sa main en visière protégeant ses yeux du soleil couchant.
L'appréhension noua Gilbert qui faisait mine de s'affairer en examinant les sabots d'Églantine. Une appréhension mêlée d'une joie féroce, meurtrière. Il se retint d'éclater de rire en songeant à la surprise qu'il leur réservait. Le garde du corps de madame de Neyrat le dévisagea d'un air peu amène lorsqu'il s'approcha de la jument louvet de sa patronne. Il éructa :
– Tiens-toi à respectueuse distance, bonhomme, à moins de désirer tâter de ma lame !
– Ah ben… Qu'ec tu m'racontes, l'homme ? Faut ben m'approchions pour entendre c'te belle dame ! Qué buse que tu fais, mon gars !
– Un demeuré, madame, commenta l'homme.
Pour une fois, une seule, Gilbert loua son faciès d'idiot et sa langue difficile. Toutefois, il n'était pas aussi crétin que les deux autres le pensaient. Sa bonne fée avait veillé à ce que son intelligence d'enfançon s'éveille un peu, même si elle n'était jamais devenue adulte.
Fine, Aude opta pour le charme.
– Je cherche madame d'Authon, Agnès de Souarcy, une de mes miennes amies perdues de vue, il y a fort longtemps. Peux-tu nous renseigner ? Ce serait aimable à toi.
– Voui-voui.
– Où se trouve-t-elle ? insista Aude de Neyrat avec une suavité qu'elle jugea digne d'éloges.
– Par là-bas, répondit Gilbert en désignant d'un grand geste de bras les champs qui faisaient suite du manoir.
– Peux-tu nous y conduire afin que je serre mon amie entre mes bras ?
L'épingle de touret, enduite d'ako 2 , qu'elle avait préparée et protégée dans l'aumônière pendue à sa ceinture ferait le reste. Les indigènes d'Afrique et d'Asie y trempaient la pointe de leurs flèches depuis la nuit des temps afin d'abattre le gros gibier. Une seule flèche suffisait pour occire un buffle. Une éraflure profonde, et la belle Agnès s'effondrerait rapidement. Après une quinzaine de minutes
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