Le combat des ombres
frottant de terre. Il s'en voulait du vilain tour qu'il avait joué à ses amies ailées. Mais elles comprendraient ses raisons et le pardonneraient. Hier, il avait enfumé les ruches afin de récupérer un roi qu'il avait écrasé entre deux cailloux. Il avait recueilli avec soin le jus du petit cadavre 5 et en avait enduit la robe de la mauvaise sorcière en prétendant l'épousseter. Un délicieux soulagement le fit pouffer. Il n'avait pas trahi sa promesse au chevalier, il n'avait pas souillé ses mains de sang. Il ne l'avait pas tuée. Les abeilles s'en étaient chargées. Après tout, si la vilaine fée n'avait pas gesticulé, braillant tel un porc qu'on égorge, les mignonnes mouches à miel ne l'auraient pas piquée. Il s'inquiéta cependant : les avait-il privées de paradis ? Vite, il lui fallait rentrer au manoir, sa bonne dame ne tarderait plus. Tout à sa joie de la revoir bien vite, son alarme au sujet de l'âme des abeilles s'évanouit.
1 On trouve au Moyen Âge relativement peu de recettes à base de champignons. En effet, on s'en méfie alors et on ne consomme que les plus connus.
2 Latex tiré de l'ako ou faux iroko (Antiaris toxicaria) à la redoutable toxicité cardiaque. Ses effets ne sont pas sans évoquer ceux de la digitaline. On utilise actuellement son bois en placage. L'écorce d'ako fut également utilisée par les indigènes pour confectionner des vêtements.
3 On a pensé, jusqu'aux observations de Jan Swammerdam, médecin néerlandais, à la fin du xvii e siècle, que les colonies d'abeilles entouraient un roi.
4 Une ruche à pleine maturité peut renfermer jusqu'à 80 000 abeilles. Mises côte à côte, elles couvriraient la surface d'un terrain de football.
5 Les abeilles peuvent « flairer » les phéromones de leur reine à plusieurs kilomètres. Cela explique également qu'elles puissent revenir aux mêmes endroits plusieurs années de suite, l'odeur de la reine pouvant persister deux à trois ans.
Château d'Authon-du-Perche, Perche, octobre 1306
Dans sa chambre située au-dessus des écuries, Leone hésitait. Depuis des heures, il soupesait le pour et le contre. Pour une exceptionnelle fois dans son existence, sa solitude l'insupportait et Agnès, en dépit de sa sagesse et de la vivacité de son esprit, ne pouvait le conseiller dans un domaine qui lui tenait trop à cœur. En d'autres circonstances, se dénoncer à l'Inquisition pour le meurtre de Nicolas Florin afin que monseigneur d'Authon soit lavé de tous soupçons lui aurait semblé la seule attitude adéquate. Cependant, il devait veiller sur Agnès et retrouver Clément avant les hommes du camerlingue. On ne se bat dignement que contre des ennemis dignes. L'inverse serait stupide folie.
Installé dans le petit bureau en rotonde du comte, Monge de Brineux expédiait, la mine sombre, les affaires courantes. Les confidences qu'il avait recueillies ici ou là convergeaient. Une sorte d'alarmante inertie semblait avoir figé la maison de l'Inquisition d'Alençon. Jacques du Pilais prétendait attendre encore des compléments d'enquête. Monseigneur d'Authon n'avait pas reparu devant ses juges et se morfondait dans la cellule réservée aux témoins, c'est-à-dire à ceux que l'on n'était pas encore parvenu à inculper. L'incertitude faisait enrager le grand bailli. Tout était prêt afin qu'il honore sa promesse au comte, le départ de madame et de son fils pour la Sardaigne afin de garantir leur sécurité, sauf peut-être elle qu'il tenait dans l'ignorance de la décision de son époux. La lui révéler équivaudrait à l'informer d'une sentence de mort. Pourtant, Monge de Brineux espérait encore.
Il se leva afin d'accueillir le chevalier de Leone, qui déclina d'un signe de tête son invitation à s'asseoir.
– Monsieur, vous êtes homme d'honneur et avez la confiance du comte.
– Je la chéris.
– Connaissant bien mal la région, j'ai besoin de votre aide. Le temps nous presse, aussi n'irai-je pas par quatre chemins, au risque de vous paraître brutal.
Monge de Brineux demeura silencieux, attendant la suite.
– Organiser un faux témoignage. Y verriez-vous une infamie ?
– Afin de libérer monseigneur d'Authon ? Certes pas. L'infamie consistait à mettre sa parole en doute et à tenter de l'accuser d'un crime qu'il n'a pas commis. À votre service, monsieur. De tout mon cœur. Indiquez-moi comment je puis vous être d'aide.
Abbaye de femmes des Clairets, Perche, octobre
Weitere Kostenlose Bücher